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Occident express 49

David Laufer
La Nation n° 2141 31 janvier 2020

Il nous fallait pour la terrasse une table aux dimensions précises. Nous avons donc appelé Petar l’ébéniste, le cœur un peu gros par avance, sachant que l’exécution et la livraison de l’objet n’auraient très probablement pas lieu avant l’été. Très bon travailleur, Petar nous a néanmoins habitués à des délais géologiques. Mais les bons artisans sont rares et un peu d’attente nous est préférable à la quasi-certitude de la déception. Pour notre plus grande surprise, la table fut réalisée et livrée en dix jours seulement. Comme pour s’excuser de sa soudaine accélération, Petar m’expliqua que notre commande tombait pile: sa fête de famille avait lieu le lendemain et son besoin d’argent frais s’en trouvait ainsi comblé. Sans fête de famille, nous aurions donc attendu les six mois budgétés. Les Serbes, pour beaucoup, travaillent comme cela. Le travail, ici, remplit une fonction strictement économique: on n’attend pas de son emploi qu’il vous aide à vous réaliser ou à vous épanouir. Le travail est une nécessité, ni détestable ni enviable, et l’on se doit d’en retirer exactement ce qu’on en attend. La notion d’épargne ou d’accumulation est ici étrangère. Il est par exemple courant, parmi les jeunes ingénieurs informatiques, comparativement bien mieux payés que la moyenne des gens, de prendre des mois entiers de vacances aussitôt que leur compte en banque le leur permet. Un ami, qui vivait sans emploi depuis deux ans, vient de trouver de quoi l’occuper pour un bon moment. Tout Suisse normalement constitué, dans sa condition, aurait depuis longtemps, soit décidé de travailler dans un bar, soit enjambé la rambarde d’un pont, rongé qu’il serait d’inquiétudes existentielles et de sentiment d’inutilité sociale. Pas mon ami: «C’est vrai que j’avais un peu besoin d’argent, mais je serais tout aussi bien resté ici. Je me serais débrouillé, comme toujours, ou alors j’aurais attendu un peu plus.» Il y a là un paradoxe qui me titille depuis longtemps. Cette attitude trahit une absence totale de confiance dans l’avenir, façonnée par des siècles de guerre, d’occupation, de pauvreté et d’imprévisibilité. Psychologiquement la chose est bien référencée: mieux vaut un tiens que deux tu l’auras. Et pourtant, j’observe que cette tournure d’esprit conduit les gens à une forme suprême de confiance, de dédain des choses matérielles, de refus du souci. Je n’exclus pas qu’Horace soit passé par ici lorsqu’il s’est exclamé: Carpe diem!

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