Fausse querelle et vrais dégâts
Des cantons suisses alémaniques ont décidé de retarder l'enseignement du français et d'avancer celui de l'anglais. Les médias ont repris l'affaire avec de grands titres. Des politiciens se sont indignés publiquement. Ils ont évoqué un «conflit linguistique» qui menacerait la «cohésion nationale». Est-ce fondé?
Historiquement, l'alliance fédérale s'est faite entre quelques petits cantons qui voulaient s'unir militairement pour pallier leur faiblesse individuelle et affronter «la malice des temps» avec quelque espoir de succès. Leurs motifs n'étaient ni culturels, ni linguistiques, ni religieux, ils étaient politiques.
Avec le temps, l'alliance militaire est devenue une Confédération, puis fut transformée en Etat fédératif par les centralistes de 1848. La nécessité de coexister a engendré, dans ces vingt-six communautés cantonales de culture, de langue et d'histoire différentes, quelques traits psychologiques spécifiquement suisses: le souci de la paix politique et sociale, le soin des équilibres institutionnels, l'art du compromis. Ces traits renforcent la cohésion fédérale en limitant les risques de conflits internes.
Tout naturellement, la cohésion se distend par temps calme. Mais lorsque les autres Etats menacent de s'en prendre à nous, quand les bruits de guerre se rapprochent, elle se reconstitue étonnement vite.
Il reste que la Suisse n'est pas une nation et que sa cohésion est limitée. Grâce au fédéralisme, qui est le respect des souverainetés cantonales, chaque canton, si petit soit-il, se gouverne dans sa langue et selon ses usages. La distance que le fédéralisme lui permet de conserver, par rapport aux autres cantons et par rapport à la Confédération, réduit certes la cohésion helvétique à l'indispensable, mais elle empêche aussi que celle-ci ne soit ressentie comme une mise au pas.
Or, c'est exactement une mise au pas des cantons suisses que demandent nos politiciens indignés, quand ils exigent que la Confédération impose l'apprentissage d'une seconde langue dite «nationale» sur tout le territoire suisse.
Faut-il vraiment leur rappeler que l'école n'a pas pour finalité de créer la cohésion politique? Les autorités scolaires ont la tâche de transmettre aux élèves un certain nombre de connaissances utiles. Il se trouve que quelques gouvernements cantonaux suisses allemands ont jugé qu'il serait plus utile d'enseigner l'anglais que le français. Ils ont tort ou raison, mais ils prennent leurs responsabilités. Ils ne le font évidemment pas pour humilier les francophones. Il est complètement absurde d'y voir un symbole annonciateur de la dislocation fédérale.
Combattre, au nom de la «cohésion nationale», la souveraineté des Etats cantonaux dans un domaine aussi fondamental que l'école, c'est porter une attaque frontale contre ladite cohésion, dont la justification essentielle est, précisément, de garantir cette souveraineté.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 23 septembre 2014)