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L'espace éducatif suisse unifié

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1769 14 octobre 2005
L’article constitutionnel sur l’éducation, ou, plus précisément, le paquet constitutionnel concernant l’«Espace éducatif suisse homogène et d’un haut niveau de qualité» que le Conseil national vient d’adopter, constitue une des manœuvres centralisatrices les plus lourdes et les plus dangereuses des trente dernières années. Cet ensemble de modifications constitutionnelles (art. 61a, 62, 63a, 64 et 64a, 65, 66 et 67) concerne rien de moins que l’instruction publique, les EPF, les universités et les hautes écoles spécialisées, la recherche, la formation continue, les aides à la formation et l’encouragement des enfants et des jeunes.

La tendance centralisatrice du projet – qui n’est pas niée par ses partisans – apparaît dès l’article 61a consacré à l’Espace suisse de formation: «Dans les limites de leurs compétences respectives, la Confédération et les cantons veillent ensemble à la qualité et à la perméabilité de l’espace suisse de formation. Ils coordonnent leurs efforts et assurent leur coopération par des organes communs et par d’autres mesures.» A première vue, on se dit que ce fédéralisme coopératif est une bonne chose et que la présence des cantons dans les organes décisionnels permettra de limiter les atteintes à leurs compétences. C’est surtout une manière de banaliser la centralisation proprement dite, présentée comme allant de soi. Quant à la participation des cantons aux décisions, on en verra plus bas les limites. L’association des cantons à l’homogénéisation de l’«espace éducatif suisse» est en réalité un processus formellement fédéraliste de centralisation.

L’article 62 affirme que l’instruction publique est du ressort des cantons. Cette affirmation est rigoureusement inutile. Dans la mesure où une compétence n’a pas été explicitement dévolue à la Confédération, elle fait partie de la compétence générale des cantons telle qu’affirmée à l’article 3 de la Constitution. La formule laisse entendre que c’est la Confédération qui a délégué cette compétence aux cantons. Il faut dénoncer cette façon sournoise d’habituer la population à une perspective mensongère.

D’ailleurs, la suite de l’article réduit la «compétence cantonale» à bien peu de choses: «Si les efforts de coordination n’aboutissent pas à une harmonisation de l’instruction publique concernant l’âge du début de la scolarité et la scolarité obligatoire, la durée et les objectifs des niveaux d’enseignement et le passage de l’un à l’autre, ainsi que la reconnaissance des diplômes, la Confédération légifère dans la mesure nécessaire». La conseillère nationale Géraldine Savary commente la formule (1) ainsi: «Si dans un domaine ou un autre, les efforts de coordination sont insuffisants, la Confédération peut contraindre les cantons à travailler ensemble.» Faux, sciemment (2) faux! La Confédération n’a pas la possibilité mais l’obligation de contraindre les cantons. Et c’est elle seule qui décide si les efforts cantonaux sont insuffisants. L’apparente collaboration sur pied d’égalité de la Confédération et des cantons est en réalité un mécanisme de centralisation en deux temps.

La procédure est la même en ce qui concerne les Hautes Ecoles, par quoi on entend non seulement les EPF et les universités, mais aussi les hautes écoles spécialisées. Là de nouveau, les cantons et la Confédération travaillent ensemble à les coordonner et à y promouvoir l’assurance de la qualité – nous reviendrons prochainement sur cette notion. Là de nouveau, la Confédération légifère si les buts ne sont pas atteints. Et là de nouveau, les cantons n’ont que le droit de participer à leur mise en boîte fédérale.

Les partisans donnent deux motifs à cette énorme opération de mise au pas des cantons. Le premier est de faciliter la mobilité des familles et d’empêcher qu’un déménagement d’un canton à l’autre ne débouche sur un échec scolaire (rappelons que le début de l’année scolaire est harmonisé depuis longtemps). «Les Suisses sont de plus en plus mobiles», voilà la formule toute faite qu’on nous sert depuis plus de trente ans. Est-ce vrai? Pourquoi ne nous donne-t-on jamais de chiffres? Combien d’enfants en âge de scolarité passent chaque année d’un canton francophone à l’autre? Quoi qu’il en soit, il est hors de toute proportion de bouleverser les structures de toutes les écoles cantonales dans le seul but d’éviter des tracas limités à un nombre restreint de familles. Il n’est d’ailleurs même pas sûr que ces tracas seraient évités. Au début des années 80, par exemple, les départements romands de l’instruction publique introduisaient l’enseignement renouvelé du français sous prétexte de faciliter le passage d’un canton à l’autre (car à l’époque déjà, «de plus en plus de Suisses» déménageaient). Ce fut le contraire qui se passa: le passage ne fut pas plus facile d’un canton à l’autre, en revanche il devint beaucoup plus hasardeux d’un établissement vaudois à l’autre, voire d’une classe à l’autre à l’intérieur du même établissement.

Le deuxième motif, c’est l’exigence de qualité. D’abord, pourquoi introduire ce terme de qualité dans la Constitution? L’art. 165 ne parle pas d’une législation d’urgence de qualité, ni l’art. 130 d’une TVA de qualité, ni l’article 122 d’un droit civil de qualité. Cela va sans dire. L’ajout du terme qualité n’a qu’un sens déclamatoire. C’est le point d’accrochage de la campagne: «Comment? Vous ne voulez pas d’un enseignement de qualité?»

Et qui détermine les standards de la qualité? Ni les enseignants, ni les parents, ni les chefs de département de l’instruction publique, mais les organisateurs des études comparatives internationales dans le style de PISA. Il est effarant de constater à quel point tous, et en particulier les politiques, s’aplatissent devant ces experts et leurs normes. Jamais on ne les met en question, ou en concurrence. On lit, dans le Rapport de la commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil national, cette phrase révélatrice: «(...) l’un des principaux avantages qu’un pays puisse offrir à des investisseurs potentiels est une population active très qualifiée.» Est-ce le rôle de la Confédération de jouer les agences de placement?

Pour la commission, pour le Conseil national, pour M. Couchepin, pour la presse dans son ensemble, la centralisation et l’unification sont en soi des promesses de qualité. Ils comparent fallacieusement, comme font toujours tous les réformateurs, les défauts des institutions existantes et la perfection des organigrammes qu’ils proposent pour les remplacer. Ils refusent de se représenter concrètement les résultats de leur réforme. Car en fait, il n’y aura pas de remplacement. La structure politico-administrative fédérale nouvelle ne remplacera pas les structures institutionnelles et mentales existantes des cantons. Elle s’y surajoutera, engendrant principalement non la qualité, mais un désordre supplémentaire entre les cantons et à l’intérieur de chacun d’eux.

Et ce n’est qu’une étape. La Confédération est en train de développer un projet «Paysage suisse des hautes écoles 2008», visant à unifier le pilotage des écoles polytechniques fédérales, des universités cantonales et des hautes écoles spécialisées (qui auront elles aussi des «filières master»). Cet alignement méthodiquement bolognisant d’institutions profondément différentes est représentatif de la vision abstraite, étroite et irréaliste des réformateurs fédéraux. Toujours dans le but de faciliter le «nomadisme croissant», on doit s’attendre à une homogénéisation elle aussi croissante des programmes et des méthodes. Certains évoquent déjà la création d’un Département fédéral de la formation – lequel, soit dit en passant, serait majoritairement suisse-alémanique – qui détiendrait enfin la totalité du pouvoir scolaire en Suisse.

Nous reviendrons ces prochains temps sur les nombreux autres motifs, importants ou secondaires, qui militent en faveur d’un rejet brutal du projet d’espace éducatif suisse unifié. Le bruit court que le vote du peuple et des cantons aura lieu en septembre 2006. Il faut dès à présent que les opposants s’organisent. La Ligue vaudoise et La Nation entendent bien jouer leur rôle dans ce combat.

NOTES:

1) «Vers un nouvel espace de la formation», 24 heures du jeudi 6 octobre.

2) Mme Savary elle-même a expressément fait la distinction dans sa première intervention au Conseil national, le 5 octobre dernier: «Au cœur du projet, une mission d’importance pour l’avenir de notre pays: assurer un espace éducatif suisse de qualité, capable aussi de s’imposer sur la scène européenne et internationale. Pour y parvenir, les articles constitutionnels invitent de façon impérative les cantons à collaborer (...). Et pour la Confédération, coordonner n’est plus seulement un droit, c’est désormais un devoir (c’est nous qui soulignons, réd.).»

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