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Délibération, pensement et conclusion

Alexandre Bonnard
La Nation n° 1892 2 juillet 2010
Montaigne, dans sa tour, méditant ou rêvassant sur son manuscrit, pose sa plume d’oie et lève le nez au plafond. Il y voit une araignée tissant sa toile. Il suit ce travail avec attention, il est sans doute fasciné. Cet insecte, une chose? Ah! mais tout de même, elle a «délibération, pensement et conclusion».1

Connaissant sur le bout du doigt tous ses classiques latins, Montaigne pensait peut-être au début du livre VI des Métamorphoses d’Ovide. La jeune Arachné, Lydienne issue d’un milieu très modeste, avait acquis une réputation prodigieuse pour son art du tissage. Elle ose défier Pallas Athéna elle-même. La déesse et la mortelle se mettent chacune à l’ouvrage. La jeune mortelle prend comme thème la représentation des dieux déguisés pour assouvir leurs amours coupables. Force est de reconnaître sa supériorité. Furieuse comme on peut l’imaginer, la déesse déchire ce chef-d’oeuvre sacrilège et frappe trois ou quatre fois (ter quater) de sa navette le front d’Arachné qui, désespérée de cet outrage, se pend. Athéna prend alors in extremis pitié d’elle et lui dit (traduction de Georges Lafaye): «Vis… mais reste suspendue, misérable! je veux que le même châtiment, pour que tu ne comptes pas sur un meilleur avenir, frappe toute ta race et jusqu’à tes neveux les plus reculés.» Elle la touche alors avec un poison spécialement préparé. Il faut encore citer la description de la métamorphose: «… aussitôt, touchés par ce poison funeste, ses cheveux tombent, et avec, son nez et ses oreilles; sa tête se rapetisse, tout son corps se réduit; de maigres doigts, qui lui tiennent lieu de jambes, s’attachent à ses flancs; tout le reste n’est plus qu’un ventre; mais elle en tire encore du fil; devenue araignée, elle s’applique comme autrefois à ses tissus.»

Voilà pourquoi l’araignée a conservé, du temps où elle était une personne, délibération, pensement et conclusion.

Un demi-siècle plus tard, Descartes vient contredire Montaigne. Les animaux sont des machines. Ils ne pensent pas, donc ils ne sont pas. Ou s’ils sont, ce sont des choses. A ce titre d’ailleurs, ils ont le même statut, objets de propriété, de vente et d’achat, que les esclaves, de l’antiquité jusqu’au milieu du XIXe siècle aux Etats-Unis, jusqu’à nos jours dans certains pays arabes. En Suisse, officiellement, depuis le 1er avril 2003, date de l’entrée en vigueur de la loi fédérale du 4 octobre 2002 introduisant l’art. 641 a du Code civil, les animaux «ne sont pas des choses». Ils n’ont pas accédé pour autant au statut de personnes. Ce statut reste donc flou, indéfini, au grand dam de la SPA, le peuple et les cantons ayant en outre refusé de leur attribuer des avocats, en réalité des procureurs chargés d’infléchir, par des interventions répétées devant les tribunaux, la jurisprudence dans un sens plus sévère à l’égard des accusés tortionnaires.

Descartes avait-il un chat? J’en doute. Si oui, l’observait-il? J’en doute également. Si oui, il aurait constaté que le chat lui aussi – et tous les animaux à des degrés divers – a délibération, pensement et conclusions. Comme nous, il est constamment confronté à des choix et nous n’avons de la subtilité de ses options qu’une idée partielle. Comme nous, il est soumis à la dure, à l’inflexible loi de la logique formelle, laquelle, à l’image de Dieu, englobe même ce qui prétend la nier. (Hé oui, messieurs les surréalistes!)

A une époque plus récente, je ne sais plus quel profond penseur a dit que ce qui distinguait l’homme des (autres) animaux, c’est que l’homme, lui, sait qu’il est mortel. Balivernes! Les dernières observations des grands primates révèlent les veillées attentives des grands malades et grabataires, les soins donnés, puis les veillées funèbres. La fuite éperdue de la gazelle devant le lion? Instinct de survie? Et alors, ne sait-elle pas qu’elle va probablement mourir?

Si vous être excédés par l’invasion des corbeaux noctambules (donc de la variété appelée officiellement corneille) qui viennent croasser à trois heures du matin sur votre toit et font progressivement le vide des petits passereaux, vous pouvez, paraît-il, vous procurer à la SPA le cadavre de l’un d’eux, livré dans un sac, et l’attacher par une patte le plus haut possible à une branche d’arbre de votre jardin… si vous en avez un, sinon à quelque autre support voisin, par exemple un lampadaire. Vous ne tarderez pas à avoir la visite de tout un clan, tournant autour du pendu avec un «concert» de croassements qui peut être interprété comme une forme de dies irae ou un lamento. Sur quoi ils disparaissent pour ne plus revenir (en tout cas quelque temps).

Des corbeaux, parlons-en. C’est sans surprise que j’ai lu que, selon le dernier classement des grands pontes internationaux de la zoologie, le corbeau (la corneille) est en tête dans le classement du niveau intellectuel des animaux. Il passe devant le bonobo, le gorille, le chimpanzé et autre orang-outang, devant l’éléphant, le dauphin, la baleine, le sanglier et même le renard, n’en déplaise à notre cher La fontaine. Le corbeau n’est guère sensible à la flatterie et, d’ailleurs, on se demande pourquoi (est-ce pour ne pas le confondre avec le grand corbeau des Alpes, «aux facultés psychiques étendues», dit le dictionnaire, avec les freux et les chocards), à un moment donné, on l’a rebaptisé corneille, tous sexes confondus, alors que son plumage et son ramage appellent le masculin, abstraction faite de la mode actuelle.

Les beaux rapaces qui, sur un piquet au bord de l’autoroute, attendent une pitance que leur fournira le trafic sous forme de souris écrasée, sont parfois hélas! écrasés à leur tour, incapables qu’ils sont d’apprécier la vitesse des véhicules. Qui peut se vanter d’avoir une fois vu un corbeau s’assommer sur son pare-brise ou passer sous ses roues? Il picore tranquillement un petit butin sur la bande d’arrêt, à vingt centimètres de la ligne blanche, indifférent aux bolides qui passent toutes les dix secondes à moins d’un mètre de lui. Il a sans doute déjà compris que cette piste d’arrêt est dangereuse lorsqu’elle s’ouvre au trafic aux heures de pointe entre Morges et Ecublens.

De notre fenêtre, nous voyons un corbeau atterrir au sommet d’un lampadaire, une noix dans le bec. Il la lâche sur le trottoir, puis descend constater le résultat. La noix est coriace. Deuxième tentative, deuxième échec. Il n’y en aura pas de troisième (c’est le tiers exclu et on a sa dignité). Il vole un peu plus haut et la lâche sur la route. Puis, plutôt que d’aller vérifier si, cette fois, la noix a daigné céder, il remonte au sommet du lampadaire, croasse et attend. Quoi? Probablement qu’un automobiliste complaisant veuille bien passer dessus, ce qui arrive fatalement.

Mes beaux-parents avaient adopté un petit corbeau apparemment orphelin qui, en grandissant, avait pris ses aises. Il partait pour la nuit et chaque matin les réveillait à grands coups de bec contre la vitre. Ensuite, il aimait à s’installer sur l’accoudoir du fauteuil de la salle d’attente, pour converser à son aise avec les patients. Mon beau-frère, écolier, allait avec lui le matin au jardin, muni d’une bêche, pour lui déterrer des vers de terre. Un jour qu’il n’en trouvait point, il a tiré de sa poche et lui a offert un petit morceau de pain. Le corbeau l’a pris dans son bec et le lui a craché à la figure. Non mais!…

Délibération, pensement et conclusion: il faut aussi penser aux fourmilières, qui pour la conception et l’exécution sont peut-être un siècle en avance sur nos mégapoles.

Et il faut penser au langage des abeilles, à celle qui, au retour à la ruche avec son butin, indique en quelques secondes à ses collègues où elle l’a trouvé, la direction, la distance, la nature et la qualité du pollen. Une touriste japonaise de passage à Lausanne, après la trentaine de photos de la cathédrale depuis le Grand Pont, vous arrête pour vous demander comment y aller. Vous en avez pour cinq minutes de bafouillage dans un anglais hésitant, expliquant comment et par où il faut descendre, puis remonter. Vous ne saurez jamais si elle y est arrivée et à combien de naturels elle a encore demandé son chemin.

Outre qu’ils ont délibération, pensement et conclusion, les animaux ont peut-être sur nous l’avantage du langage inarticulé.


NOTES:

1 Essais, Livre II chap. 12.

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