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La politique du pire

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1896 27 août 2010
Une enseignante de nos amies, lassée de se battre depuis trop longtemps contre les réformes scolaires, nous avoue caresser parfois le secret désir que les choses s’aggravent encore. Cela permettrait aux Vaudois de se rendre enfin compte qu’ils ont pris la mauvaise direction et qu’il faut en changer.

Notre amie esquisse ici un premier pas, certes feutré, vers ce qu’on appelle «la politique du pire».

Dans sa version active, la politique du pire consiste à porter volontairement, positivement, si l’on ose dire, préjudice à son propre camp, dans le but de galvaniser les troupes et de les convaincre de l’absolue nécessité de se battre et de gagner. C’est ainsi qu’on a soupçonné le Hezbollah d’avoir procédé à des bombardements stratégiquement inutiles dans le seul but de susciter une réaction disproportionnée de la part d’Israël. Il faisait ainsi coup double, renforçant la détermination des Palestiniens à lutter contre l’Etat hébreux tout en ternissant la réputation de ce dernier aux yeux des médias et de l’«opinion mondiale».

La politique du pire poussée à son terme, c’est le nihilisme: le monde va globalement tellement mal que la seule issue est de tout casser. De toute façon, on n’a rien à perdre. A partir des ruines, on pourra repartir sur des bases nouvelles. Le nihiliste ne propose pas une structure politique de remplacement. Il est comme ces casseurs de mai 68 qui, lorsqu’on leur demandait ce qu’ils voulaient, coupaient court en répondant «là n’est pas la question!…». C’est l’idée du «chaos créatif», l’espoir d’un nouvel ordre qui serait engendré par le désordre. C’est l’idée, désespérée sur le fond et cynique quant aux moyens d’exécution, que quelque chose – et quelque chose de meilleur – va naître de rien!

La version «Café du Commerce» de la politique du pire est plutôt passive. On se plaint entre amis de l’affaiblissement de l’armée, du mépris dans lequel le travail est tenu, de la pollution croissante, de la disparition de la pratique religieuse. Et on espère que le destin nous enverra quelque remède de cheval, «une bonne petite guerre» – c’est la formule traditionnelle – qui redonnera aux jeunes Suisses le goût du service à la patrie, ou une bonne petite crise, avec baisse des salaires et hausse du chômage, pour faire reprendre aux gens le goût du travail, ou une bonne petite pollution qui fera prendre conscience à l’humanité des risques que lui fait courir une exploitation désinvolte des ressources terrestres, ou un ou deux bons petits attentats islamiques qui ramèneront les populations européennes dans le giron de l’Eglise.

En réalité, les habitués du Café du Commerce n’espèrent pas vraiment cela. Il s’agit plutôt d’un fantasme compensatoire, d’un baume verbal qui leur fait momentanément oublier leur impuissance.

La politique du pire est contre-nature: il est impensable pour un esprit tant soit peu équilibré d’aggraver volontairement une situation. Notre enseignante, si furieusement opposée soit-elle à la méthode de français choisie par le Département, a trop le sens de ses responsabilités pour mal enseigner exprès et sacrifier une volée d’élèves dans le but d’obtenir un changement de méthode. Elle s’efforce au contraire d’en compléter les insuffisances. C’est tout à son honneur.

Sa politique du pire sera purement passive: elle va s’en tenir strictement à son travail en attendant d’éventuels jours meilleurs et sans plus s’occuper de la réforme et des réformateurs, reprenant à son compte la formule bien connue: «C’est moi qui commande dès que j’ai fermé la porte de la classe».

Et ça, ce n’est pas à son honneur, car elle sait, au fond, que ce n’est pas vrai. On ne peut isoler complètement le travail en classe de l’évolution générale de l’école. Les décisions prises au-delà de la porte influencent peu ou prou ce qui se fait en deçà. C’est, de la part de cette enseignante, un manque de solidarité corporative qui se retournera tôt ou tard contre elle, son enseignement et ses élèves.

Dans un même esprit d’abandon, nombreuses sont les personnes qui refusent de s’intéresser à la politique. «De toute façon, ils font ce qu’ils veulent» est la formule de base de la politique du pire passive. La Nation s’inspire d’un esprit exactement contraire: plus ça va mal, plus il est nécessaire de s’occuper des tenants et aboutissants. C’est quand tout va bien qu’on peut se contenter de s’occuper de ses affaires, et que notre enseignante peut, en toute confiance, refermer la porte derrière elle.

Et que veut dire pire? Pire que quoi? Ce comparatif, dépourvu d’un deuxième terme qui permettrait de fixer la comparaison, annonce une dégradation potentiellement illimitée. D’une certaine manière, d’ailleurs, c’est bien ça: comme il reste toujours quelque chose à détruire, on peut toujours faire pire que le pire. Et de fait, nous sommes sur certains points de nos moeurs, de notre politique étrangère, de l’école ou de l’Eglise, au-delà du pire tel que nous nous le représentions il y a une trentaine d’années.

Pourtant, et c’est là que gît l’erreur fondamentale de la politique du pire, cela ne fait pas réagir grand monde. Au contraire même, le monde réagit moins et moins bien qu’avant. On s’indignait plus vigoureusement et plus efficacement quand les choses allaient mieux.

Et c’est normal. Une proposition institutionnelle, si judicieuse soit-elle, a besoin d’un milieu politique cohérent pour être reçue et incorporée à l’ordre social. En laissant les choses empirer, on la prive de ce milieu fécond: dans la cacophonie du pire, elle ne sera qu’une note parmi les autres, pas plus utile, pas moins dissonante. Ensuite et surtout, le «politicien du pire» n’échappe pas plus que ses contemporains à l’évolution des choses. Il serait assez prétentieux de sa part de croire que toutes les institutions qui lui permettent d’exister et d’agir puissent se dégrader sans que lui-même en soit affecté. En fait, on s’habitue à vivre plus mal, à manger plus mal, à parler plus mal, à penser plus sommairement. On s’habitue au bruit, à l’impolitesses et au vandalisme. On s’habitue à ne plus être choqué, à ne plus distinguer. On devient indifférent.

A supposer donc que nous atteignions le pire, aurons-nous encore la lucidité, l’imagination, la volonté, la force, le courage, l’obstination nécessaires pour remonter le courant? Aurons-nous même conscience qu’il y a un courant à remonter?

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