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Blonay à Budapest

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1896 27 août 2010
Le musée des Beaux-Arts de Budapest contient une quantité de trésors telle qu’une journée suffit à peine pour faire le tour des salles. Si l’on suit un ordre approximativement chronologique, arrivé à mi-parcours, déjà rassasié de merveilles accumulées, on a l’oeil attiré par un petit cadre où l’on croit reconnaître un site familier. On se penche sur l’étiquette: «Gustave Courbet, Ornans 1819 – La Tour de Peilz 1877. Château de Blonay». Le tableau est petit par la taille (50x60 cm) mais grand par l’inspiration d’un artiste qui a pris à contre-pied toutes les séductions du pittoresque.

Au premier plan, un verger squelettique et noirci par les rigueurs de l’hiver survit dans une neige croupie ou délavée par la pluie. Le maigre branchage des fruitiers est comme absorbé par l’épaisse futaie qui oppresse le château d’une sombre couronne, au second plan. Occupant le centre du tableau, l’imposante bâtisse reste claquemurée dans un silence inexpugnable. Ni effroi, ni vertige ne saisissent l’observateur, contrairement aux effets recherchés par les peintres des burgs romantiques et autres ruines gothiques, mais une espèce de tristesse solennelle et sereine. Au bord du tableau, une maison minuscule passerait inaperçue sans l’éclairage d’une fenêtre qui donne une touche de vie à ce paysage austère. Une mince lisière turquoise figure les eaux agitées du Léman, juste avant ou juste après une chute de neige. Le fardeau persistant de la masse nuageuse en camaïeu de gris masque les Alpes et le Jura. Au loin, l’horizon s’ouvre timidement en nappe liquide jaunâtre: il fait cinq degrés et il y a peut-être une percée de soleil du côté de Genève.

L’oeuvre a connu une fortune singulière. Il faut remonter à 1866, soit quelques années avant l’établissement de Courbet en terre vaudoise. Cette année-là, il peint, à la demande de Khalil Bey, ambassadeur de l’Empire ottoman à Paris, un tableau audacieux intitulé L’origine du monde. Ce tableau érotique célèbre représente, en gros plan et avec un réalisme cru, les détails de l’anatomie intime féminine. A la mort de Khalil Bey, il est acquis par un antiquaire, chez qui Edmond de Goncourt le voit en 1886. Mais il est occulté par un autre tableau de dimension semblable: le Château de Blonay qui, articulé par une charnière, permet de dévoiler aux invités l’oeuvre licencieuse, après le souper, une fois les enfants au lit. Notre beau château comme cache-sexe, quel culot tout de même! Plus tard, juste avant la première Guerre, ce singulier diptyque est acheté par un collectionneur hongrois, le baron Mór Lipót Herzog, qui conserve le Château de Blonay et cède L’origine du monde à un compatriote, peintre de renom lui-même collectionneur, Hatvany Ferenc (François de Hatvany, Budapest 1881 – Lausanne 1958). Après quelques vicissitudes, ce tableau est désormais visible au Musée d’Orsay, depuis une quinzaine d’années.

Revenons à notre Blonay de Hongrie. Le baron Herzog était un banquier juif, un des plus grands collectionneurs d’art du monde au début du XXe siècle: il possédait quelque 2500 pièces, choisies avec un goût remarquable, sculptures antiques, Cranach, Greco, Zurbarán, Raphaël, Corot, Renoir, Monet… et quelques Courbet. Hélas, pendant la guerre, la collection a été confisquée par les Nazis et partiellement dispersée. A la fin des hostilités, les héritiers de Herzog (mort en 1934) avaient émigré aux Etats-Unis, cependant que les principales oeuvres dérobées étaient remises à l’Etat hongrois qui les a attribuées à des musées nationaux. Un accord global entre la Hongrie communiste et les Etats-Unis a été conclu en 1973, sous-estimant la valeur réelle des oeuvres. C’est pourtant au nom de cet accord que l’actuel gouvernement refuse la restitution d’une quarantaine de tableaux dont la valeur est estimée à cent millions de dollars. Lassés par la mauvaise volonté des autorités magyares, les ayants droit ont lancé en juillet 2010 une action en justice contre le gouvernement hongrois, trois musées et une université, pour récupérer leur bien.

Les hostilités étant déclarées, un arrangement à l’amiable semble désormais improbable et le risque, pour nous, est de voir notre Château de Blonay migrer outre-Atlantique avec d’autres pièces maîtresses du musée des Beaux- Arts: par exemple, Le Christ au Mont des Oliviers du Greco, un des plus puissants chefs-d’oeuvre du maître espagnol, qui vaut à lui seul le déplacement à Budapest.

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