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Après la mort de Dieu

Jacques Perrin
La Nation n° 1920 29 juillet 2011
Naguère, quelques personnes cultivées pouvaient prétendre «relire» Montaigne ou Pascal. Ces temps sont passés, sauf peut-être pour Eric Werner. Il connaît, lui, ses classiques sur le bout des doigts et les interprétations qu’il en donne dans son dernier livre1 paraissent pénétrantes, dans la mesure où notre propre connaissance des penseurs étudiés, sans doute moins exhaustive et précise que celle de l’auteur, nous permet d’en juger.

Nous n’avons d’ailleurs pas l’intention de chicaner M. Werner sur des détails; nous cherchons à dégager les idées qu’il s’est formées sur la nature de la modernité. Il interroge en effet douze écrivains dont il dit se sentir proche sur un thème qui le préoccupe: la mort de Dieu.

Nietzsche, qui ne figure pas parmi les douze, a dit: «Dieu est mort.» Comment faut-il comprendre cette assertion paradoxale? Elle n’est pas une proclamation d’athéisme. Certes incroyant, Nietzsche se heurte comme la plupart des athées à la personne même du Christ, qu’il admire et devant laquelle il reste en quelque sorte sans voix. Il signera quelques-uns1 Eric Werner: Douze voyants. Les penseurs de la liberté, Xenia, Vevey 2010. de ses derniers aphorismes «le Crucifié».

La mort de Dieu est une mauvaise nouvelle récurrente. Elle signifie qu’une rupture historique se produit. Plus personne n’arrive à croire à une certaine représentation trop humaine de Dieu; les moeurs liées à la pratique d’une religion se délitent au profit d’une morale abstraite et rigide; la caste sacerdotale dominante n’est plus obéie; les temples se vident.

Après la mort de Dieu (ou des dieux), l’homme se retrouve orphelin et désemparé. Quelle conduite adopter? Quelles règles suivre? Il n’en sait rien, il erre.

Les auteurs évoqués par Eric Werner avec sa clarté coutumière ont tous vécu une sorte de «mort de Dieu». Ils ont cherché une réponse à cette situation déprimante; leurs oeuvres encore brûlantes nous aident en cerner les enjeux. Ces penseurs, M. Werner les appelle «voyants», terme ambigu, mais aussi «veilleurs» ou «témoins»; les «veilleurs», si ce n’est peut-être Tocqueville, n’ont pas prédit l’avenir; ils n’annoncent pas un monde meilleur; ils se contentent de mieux voir ce qui est. Ils attendent et c’est cette attente qui, selon Zinoviev, «est elle-même lumière» (p. 148).

Ils sont aussi les «penseurs de la liberté», tel est le sous-titre du livre. De quelle liberté s’agit-il? M. Werner et ses amis sont-ils «libéraux»? Un tout petit peu, au sens originaire du mot. On sent en M. Werner le protestant qui dit «non», l’individu allergique aux dogmes et à la domination illégitimes. Ce qu’il craint par-dessus tout, c’est le germe totalitaire contenu dans la modernité, les risques de dérapage oligarchique, voire mafieux, qu’elle comporte. Presque tous les auteurs dont il parle ont subi des époques tragiques, voire nihilistes: la guerre du Péloponnèse pour Sophocle, les guerres de religion et l’absolutisme pour Montaigne et Pascal, le délabrement de la monarchie pour Rousseau, la Révolution française et ses dérives égalitaristes pour Tocqueville, l’affaire Dreyfus et la chute de l’aristocratie pour Proust, la fragilité des démocraties, les guerres mondiales, les régimes totalitaires pour Max Weber, Hannah Arendt, Ramuz, Camus, Raymond Aron et Zinoviev. Tous ces écrivains, même Rousseau, dont M. Werner montre comment il se libère de l’aliénation idéologique à partir des Confessions, ont su garder une juste distance face aux querelles de leur temps, refusant de s’inféoder à des idées mortifères. Plutôt pessimistes, mais pas désespérés, rongés par les doutes, ils ne se sont pas soumis à une idéologie qui aurait apaisé leur angoisse. Voilà en quoi consistait leur liberté.

Inquiet, marginal, peu intéressé par l’action politique, M. Werner est comme eux; il préfère observer et se tenir à «distance moyenne» des passions du jour.

Ne le qualifions pas pour autant de libéral absolu. Certes, il met la liberté très haut, un peu trop haut à notre goût, mais il ne fait aucun éloge de la démocratie, de l’émancipation ou de la croissance illimitées. Le souci de la vérité l’habite aussi, celui de la «justice», comme dit Pascal qu’il cite. Il n’est ni relativiste ni subjectiviste. Il rejoint Raymond Aron. Bien que ce dernier soit resté très flou sur la question de la vérité historique, il pensait que «certains points de vue sont plus féconds que d’autres…»

M. Werner dialogue avec les penseurs les plus anciens comme avec des contemporains. «Leur oeuvre leur survit», dit-il, ce qui signifie qu’ils ont découvert des vérités qui demeurent malgré l’écoulement du temps. Cette affirmation contredit d’une certaine manière d’autres phrases qui reviennent souvent sous la plume de M. Werner ou des auteurs qu’il cite. Dans le chapitre consacré à Hannah Arendt (le plus riche à notre avis), il écrit: «Or, le répétera-ton assez, la tradition est morte, jamais elle ne renaîtra de ses cendres.» (p. 39) A la page 36, «[…] Arendt ne prêche pas le retour à la tradition […]. Le fil de la tradition est rompu […]. On ne revient jamais en arrière. Inutile donc de s’accrocher aux obsessions nostalgiques. Si l’on entend lutter contre les maux liés à la modernité, on ne saurait le faire qu’à l’intérieur même de la modernité, autrement dit en s’appuyant sur les principes mêmes qui sont à la base de la modernité.»

Dans un esprit voisin, M. Werner remarque à propos de Sophocle qu’Antigone défend les valeurs traditionnelles (en l’occurrence le respect dû aux morts) avec les armes de la modernité: elle ne prend conseil que d’elle-même, se révolte seule, n’écoute personne. Individualiste, marginale, solitaire, «elle se situe sur le terrain de la liberté humaine».

Ni Antigone, ni Arendt, ni Eric Werner ne s’opposent absolument à la tradition, ils veulent la «réinventer»: «Il y a, certes, un héritage (le passé lui-même dans toute sa diversité), mais cet héritage doit en permanence être revisité, réinterprété […]. En ce sens la pensée s’inscrit en continuité directe avec la tradition […]. Les rapports entre la pensée et la tradition ne sont donc pas simples.» (p. 40)

Eric Werner oscille entre la révolte contre les dogmes et le respect de l’héritage. A la page 89, dans le chapitre consacré à Pascal, il affirme: «Aristote et saint Thomas appartiennent déjà au passé, rien ni personne ne les feront jamais renaître de leurs cendres.» Pour Zinoviev, «athée croyant», cité par M.Werner, «l’ancienne religion ne peut plus satisfaire les besoins pratiques de l’homme moderne». Elle la satisfait aussi peu que la logique aristotélicienne ne satisfait «les besoins de la pratique linguistique des hommes».

Eric Werner insiste sur l’opposition entre Zinoviev et Soljenitsyne, penchant plutôt pour le premier nommé: «Alors que Soljenitsyne est tourné vers le passé, Zinoviev est tourné, lui, vers l’avenir. Il sait que le passé ne renaîtra jamais de ses cendres. Le communisme a créé à cet égard une situation irréversible. Contrairement donc à Soljenitsyne, Zinoviev ne regarde pas en arrière mais en avant.»

La position de M. Werner nous semble certes nuancée mais difficile à tenir. Il réprouve excessivement certains aspects du passé. Cela tient beaucoup à son tempérament. Il s’avoue lui-même individualiste. Sur ce terrain-là, nous le suivons avec peine. Il est évident que le passé ne revient pas, mais la pensée d’Aristote, la Somme de saint Thomas d’Aquin et l’expérience concentrationnaire de Soljenitsyne sont des «acquis pour toujours» dont on peut s’inspirer, comme M. Werner lui-même tire des leçons de Sophocle ou Pascal. Les vérités ne meurent jamais. La difficulté consiste à se les approprier et à identifier le mode sur lequel on les reçoit. Celui qui se risque à réfléchir ne peut pas ne pas dialoguer avec les penseurs du passé, même avec ceux qui lui répugnent au premier abord.

La pensée de M. Werner flirte parfois avec l’historicisme. La modernité détruit la tradition sclérosée, en attendant que la postmodernité, animée de l’énergie toujours vivace de la modernité mais débarrassée de ses tares, ne vienne reconstruire une tradition qui finit à son tour par se figer, et ainsi de suite, selon une dialectique quasi hégélienne.

D’où l’importance que M. Werner accorde au moment négatif de la protestation, aux efforts d’individus marginaux ayant conservé l’esprit de liberté et sachant accommoder les restes de la tradition avec la dynamique moderne triomphante.

Quant à nous, nous sommes moins sensibles à la révolte individuelle. Nous sommes moins pessimistes que M. Werner, plutôt bienveillants à l’égard de la nature humaine. Le présent nous intéresse plus que l’avenir. Nous osons croire qu’il subsiste non seulement des idées vraies, mais aussi un pays, des paysages, des institutions et des caractères, que la modernité ne dissout pas tout à fait et qu’il dépend de nous de vivifier par l’action politique, même à un niveau que certains considèrent à tort comme modeste.

Ce sont probablement l’attachement à un pays déterminé et la foi dans l’action politique qui nous séparent de M. Werner.


1 Eric Werner: Douze voyants. Les penseurs de la liberté, Xenia, Vevey 2010.

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