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La France que nous n’aimons pas

Jacques Perrin
La Nation n° 2027 18 septembre 2015

Il y a quelques années, nous affirmions que «la France est notre seconde patrie». Un membre éminent de la Ligue vaudoise s’en était étonné. Ramuz et Vallotton (naturalisé français) nous auraient pourtant approuvé.

Le temps a passé. Nous voulons nuancer notre enthousiasme.

Nous aimons la France, sa langue avant toute autre chose, son art de vivre, sa cuisine, ses vins, ses artistes, certains de ses grands hommes, son histoire. Nous aimons tout cela profondément; pour une fois, cet adverbe convient.

Pourtant, si on nous posait la question: «Voulez-vous devenir français?», nous répondrions «non», comme presque tous les Vaudois.

Dans son livre Composition française, l’historienne Mona Ozouf, née en 1931, raconte comment elle dut, sa vie durant, ordonner des identités diverses, raccommoder les déchirures et combler les fissures morales qui la menaçaient, afin de donner à sa personne l’unité dont elle avait soif. Normande par son mariage, elle était bretonne de naissance, quasi indépendantiste comme son père, lui-même nationaliste breton et… communiste, parce qu’il croyait que Staline menait en URSS une politique des nationalités exemplaire. Sa mère, institutrice laïque dans l’école de la République, faisait de la petite Mona Sohier une Française aimant sa langue, sa littérature et son histoire, à laquelle le catholicisme typiquement breton de sa grand-mère maternelle n’était pourtant pas indifférent. Pour compliquer la situation, alors qu’elle étudiait à Paris, Mona adhéra au parti communiste, parce que cette idéologie, après la victoire soviétique de 1945, enflammait une partie de la jeunesse française et qu’à l’adolescence on déteste ne pas appartenir à la bande la plus en vue.

Concilier ces appartenances hostiles les unes aux autres n’était pas aisé. C’est pourquoi Mona Ozouf devint historienne spécialisée dans l’étude de la Révolution, car elle savait bien que les troubles identitaires dont elle souffrait provenaient tous de cet événement capital.

Au début de Composition française, Mona Ozouf cite deux définitions opposées de la France; d’abord celle d’Albert Thibaudet: La France est un vieux pays différencié, ensuite celle de Julien Benda: la France est la revanche de l’abstrait sur le concret.

La seconde définition retient notre attention, car elle contient la cause de notre désamour occasionnel pour nos voisins.

Nous n’avons rien contre l’abstraction, procédé naturel à l’intelligence. Seulement, on ne peut traiter une nation et ses habitants comme une figure géométrique quelconque. L’usage immodéré de la raison déductive appliquée à un objet qui requiert d’autres approches s’appelle du rationalisme. On privilégie l’idée au détriment du réel qui n’a plus qu’à se conformer à des principes. Les Français se sont enivrés de rationalisme cartésien qui ne considère que l’étendue et la matière. A la fin de l’Ancien Régime déjà, le rationalisme à la française s’était donné comme modèle à l’univers. La Révolution de 1789 a avivé cette prétention, relayée sur le plan politique par l’aventure napoléonienne. Il s’agissait de faire table rase du passé et de reconstruire le monde à partir de l’égalité, de la liberté et des droits de l’homme considérés comme des axiomes desquels il fallait déduire des institutions politiques universelles.

Quand elle se limite au domaine de la quantité, la raison mathématique nous vaut de belles réalisations, comme le système métrique par exemple, apparu au moment de la Révolution, mais dès qu’elle en sort, sa logique implacable conduit au jacobinisme, à la guillotine et à la décapitation de Louis XVI. Dans la phrase de Benda, il ne faut pas négliger le mot «revanche». Une coterie intellectualiste prend sa revanche sur les usages et les mœurs politiques traditionnels, de même que la bourgeoisie alliée à la populace se venge de la domination aristocratique et persécute autant le clergé que la partie du peuple demeurée fidèle au monarque. La Révolution a radicalisé le ressentiment contre la royauté et l’Eglise, allant jusqu’à la profanation, le 12 octobre 1793 à Saint-Denis, des cadavres des rois et reines de France qui furent extraits de leurs tombeaux pour être souillés 1.

La prétention de donner des leçons à l’univers, le goût de l’utopie, l’esprit de système, le mépris des coutumes locales et du petit peuple, l’esprit partisan, vices portés à incandescence par la Révolution, nous font parfois détester la France quand elle se gargarise des «valeurs républicaines».

Mona Ozouf montre que sa Bretagne natale souffrit plus du jacobinisme que des excès de l’Ancien Régime durant lequel elle parvint à conserver la plupart de ses libertés et franchises, notamment le droit de parler breton, bien que l’inclination à tout uniformiser fût déjà active sous la monarchie absolue. Le processus d’unification partait de l’Ile-de-France pour étendre ses tentacules sur toutes les provinces.

Les Français, à quelques rares exceptions près (Napoléon, Maurras), n’ont jamais rien compris à la structure fédérale de la Suisse. Nous entendions récemment sur la RTS un «intervenant» français vanter la Suisse comme exemple de… décentralisation réussie. Les compliments aussi sont empoisonnés.

L’esprit jacobin a influencé les pays romands, notamment le Pays de Vaud. On le constate chaque jour à l’école sur laquelle l’égalitarisme systématique veut régner.

Lors de dimanches de votation, on a parfois besoin du pragmatisme et du sens communautaire suisse allemand pour compenser des choix «romands» qui relèvent souvent de l’étatisme, de l’utopie béate ou de la volonté d’allégeance aux puissants.

Notes

1 Voir à ce sujet le livre du psychanalyste Paul-Laurent Assoun: Tuer le mort: le Désir révolutionnaire, PUF, 2015: «Le désir révolutionnaire était alimenté par une haine de l’être de l’autre – soit de tout ce dont le haineux se sentait exclu ».

 

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