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Suisse-UE: trancher le nœud gordien?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2037 5 février 2016

Le 4 décembre 2015, le Conseil fédéral a fait connaître sa ligne de conduite en matière européenne, au chapitre de la plus ou moins libre circulation des personnes. Son communiqué n’a guère eu de retentissement, peut-être à cause de l’imminence du renouvellement de l’exécutif qui accaparait l’attention du peuple et des médias. Mais il est d’importance. Voici l’essentiel du texte: [Le Conseil fédéral] entend contrôler l’immigration des personnes qui relèvent de l’accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’Union européenne au moyen d’une clause de sauvegarde. A cet égard, il privilégiera une solution mutuellement acceptable avec l’UE. En parallèle, le Conseil fédéral a cependant aussi chargé le Département fédéral de justice et police d’élaborer un message d’ici au début de mars 2016 en prévoyant une clause de sauvegarde unilatérale à introduire si aucun accord ne peut être conclu à temps avec l’UE.

Même si cette déclaration pose plusieurs problèmes difficiles, comme on va le voir, il n’est pas interdit de la considérer, après plusieurs mois d’hésitation gouvernementale, comme une «feuille de route» enfin claire et courageuse, dans la mesure où elle envisage, au besoin, une décision souveraine unilatérale.

On sait que les négociations entre Berne et Bruxelles se concentrent sur l’interprétation de la «clause de sauvegarde» prévue à l’article 14 al. 2 de l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP); mais cette disposition prévoit le consentement des deux parties, réserve son utilisation au cas où se présenteraient des difficultés sérieuses d’ordre économique ou social et n’autorise que des mesures limitées dans le temps. Or les représentants de l’UE considèrent que l’afflux d’un grand nombre d’immigrés ne constitue pas à lui seul une «difficulté sérieuse d’ordre économique ou social». De toute façon, ils ne veulent pas concéder quoi que ce soit à la Suisse avant que le cas du Royaume-Uni, lui aussi gêné par la libre circulation des personnes, ne soit réglé. Ce qui pourrait prendre encore du temps.

Mais la Suisse, elle, doit aller de l’avant, car l’article 121a de la Constitution fédérale contre «l’immigration de masse» doit être appliqué dès février 2017. Pour préparer le dispositif exigé par le peuple et les cantons, elle ne peut pas attendre le très éventuel succès de ses pourparlers avec l’UE.

La promulgation d’une clause de sauvegarde unilatérale pose divers problèmes, à l’interne comme envers l’UE. A l’interne, la clause sera-t-elle de rang constitutionnel, comme le proposait le Centre Patronal il y a près d’une année (le temps est désormais compté) pour asseoir sa légitimité? Si elle est de rang législatif, elle doit être compatible avec l’article 121a de la Constitution, qui oblige à limiter l’immigration par la fixation de plafonds et de contingents sans égard à des «difficultés sérieuses d’ordre économique ou social»; il est notamment exclu de faire dépendre ces limitations d’un taux de chômage élevé. Mais le Conseil fédéral pourrait intégrer à son dispositif certains termes compatibles avec l’ALCP, en présumant qu’une immigration importante, dont le chiffre reste à fixer, provoque nécessairement des difficultés dans la surcharge des infrastructures, la pénurie de logements, l’intégration scolaire et l’harmonie sociale. Il tiendrait compte de la situation des cantons les plus exposés, qui devraient d’ailleurs régler eux-mêmes le cas de leurs frontaliers. On est sur le fil du rasoir et l’UDC, si elle veut apparaître comme un parti «responsable» après ses victoires électorales, doit admettre une certaine souplesse dans la mise en œuvre de l’article constitutionnel issu de son initiative dont elle ne prévoyait pas la réussite.

Du côté de l’UE, une action unilatérale de la Suisse serait évidemment désapprouvée puisqu’elle ne serait pas conforme à l’ALCP. Jusqu’où les mesures de rétorsion iraient-elles? Jusqu’à la résiliation de l’accord, entraînant l’effondrement de l’édifice bilatéral en vertu de la «clause guillotine»? La résiliation est de la compétence de l’Union, sans ratification par chacun des Etats membres; mais l’ALCP ne précise pas quel organe en décide; la doctrine considère que cela relève du Conseil, par décision unanime, après avis conforme du Parlement européen; il faudrait donc que les représentants des Etats membres au Conseil veuillent tous punir lourdement la Suisse. Certains espèrent que le Royaume-Uni, lui-même rétif à plusieurs aspects de l’UE, soit clément envers nous; mais peut-on compter sur la perfide Albion? Et d’ailleurs, sera-t-elle encore membre de l’UE? D’autres Etats, en bisbille avec l’Union impuissante à maîtriser l’afflux des réfugiés, auront peut-être aussi de la compréhension pour nous. On peut tenter le pari que nous échapperons à une vindicte unanime.

Le plus vraisemblable est qu’un grand froid va s’installer entre l’UE et la Suisse. Peut-être des mesures de rétorsion toucheraient-elles les Suisses installés en Europe, ou désirant y vivre, et excluraient-elles notre participation à la direction des programmes de recherche. A coup sûr, il faudrait s’attendre à un gel ou à une rupture des négociations sur l’électricité (mais est-ce grave alors que notre premier souci est de défendre la production indigène?) et sur le libre exercice des activités bancaires (mais est-ce grave dès lors que nos banques peuvent travailler à travers des filiales de droit européen?). Quoi qu’il en soit, on peut s’attendre à beaucoup d’ennuis, sans parler de ceux qui plomberaient notre économie du simple fait du contingentement.

Selon leur intensité, il restera alors RASA. L’initiative populaire abrogatoire de l’article 121a, à laquelle on ne donne aucune chance aujourd’hui, pourrait rester en réserve durant quelques années pour le cas où…

Le chemin est semé d’embûches. Mais le Conseil fédéral semble avoir pris la bonne direction. Souhaitons qu’il la garde. Si les négociations ne permettent pas de dénouer le nœud des contradictions, il faudra bien le trancher!

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