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Correspondance Paul Morand-Jacques Chardonne

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2037 5 février 2016

Bien avant sa publication, cette correspondance avait les attributs d’une bombe à retardement: les auteurs l’avaient mise sous embargo à la Bibliothèque cantonale de Lausanne jusqu'en l’an 2000, par égard, disaient-ils, pour quelques contemporains malmenés. Par ailleurs, les deux écrivains traînaient une réputation sulfureuse à cause de leur engagement pendant la guerre: pour Chardonne, des chroniques favorables à Pétain en 1940, à l’heure où la France comptait quarante millions de pétainistes; pour Morand, un poste d’ambassadeur à Bucarest, puis à Berne. Rien d’impardonnable. A la parution, quelques escogriffes malavisés jetèrent en pâture des mots assassins: antisémitisme, homophobie, collabos, comme si l’essentiel de ce monument épistolaire était là.

Car il s’agit bien d’un monument, au moins quant à la quantité: quelque trois mille lettres entre 1949 et 1968 (mort de Chardonne) réparties en trois volumes, dont deux déjà parus. L’auteur de ces lignes en est au premier (1949-1960): mille cent pages, un kilo trois cents de papier. Ce poids suffit-il à créer un événement littéraire? Assurément: cette correspondance est une des plus vivantes qui soit, manifestement composée dans le dessein d’une publication, d’où l’absence presque totale de lettres ennuyeuses, anecdotiques. L’échange est très équilibré entre un Chardonne subtil psychologue et Morand resté «l’homme pressé» un peu sec des Années folles. Chardonne est un provincial charentais, plutôt casanier, attaché à sa belle demeure de La Frette, en Val d’Oise. Morand a troqué sa mythique Bugatti d’avant-guerre («Une Bugatti, c’est une armure de la Renaissance») contre une Chevrolet immatriculée dans notre canton, avec laquelle il parcourt la France, l’Espagne, le Portugal, le Maroc…

Il réside à Paris, à Tanger, à Séville, mais son véritable port d’attache de 1948 jusqu’à sa mort survenue en 1976 est Vevey. Il occupe avec Hélène, son épouse, un étage du château de l’Aile, cette bâtisse de style troubadour, située à l’angle sud-ouest de la place du Marché, face au lac et aux Alpes de Savoie.

La plupart de ses lettres sont écrites dans ce cadre, ainsi que les grandes œuvres de sa dernière maturité (Hécate et ses chiens, Le Flagellant de Séville, Fouquet ou le soleil offusqué, Venises…) Il est resté sportif et pratique régulièrement le vélo, l’équitation dans la plaine du Rhône du côté d’Aigle, ou dans les Franches-Montagnes, et part chaque hiver skier à Crans. Jacques Chardonne est aussi lié à notre pays.

Cofondateur des éditions Delamain & Boutelleau, devenues les éditions Stock, Jacques Boutelleau a fait un séjour de santé prolongé (1916-1924) dans le village viticole dont il a choisi les belles syllabes comme nom de plume. L’écrivain revient fréquemment rendre visite aux Morand, logeant le plus souvent au Mont-Pèlerin.

Vevey est donc l’épicentre de cette vaste correspondance. Cela ne fait pas de nos deux épistoliers des écrivains vaudois, tant s’en faut, mais on prend plaisir, au cours de cet échange, aux réflexions sur nos mœurs, à la peinture rapide des paysages: Morand est à Leysin en février 1959. Monté aux tours d’Aï, il considère l’abîme «sauvage comme les Carpathes, avec des sapins roux se penchant en arrière pour corriger la pente, des gorges de dragon, aux amygdales de pierre».

Entre les deux correspondants, on pouvait craindre un déséquilibre qualitatif si l’on se réfère au jugement de la postérité qui a laissé Chardonne dans une relative pénombre. (Pourtant François Mitterrand était au nombre de ses admirateurs, ce qui n’est pas négligeable.) La gloire posthume de Morand (Académie, Pléiade, nombreuses rééditions en poche) paraît écrasante par la persistante modernité de son style fulgurant, en regard d’un Chardonne héritier distingué du roman psychologique du XIXe siècle. Dans la correspondance, les deux compères, parfois complices, sont à armes égales. Ils jouent la même partition de tontons flingueurs de la démocratie, de De Gaulle, de Mauriac, de Sartre; ils partagent une semblable exécration du communisme et de ses idiots utiles. Ils ont assez de ressources d’intelligence et de caractère pour n’être pas durablement amers: ils préfèrent une pose un peu hautaine: «J’ai la conviction, de plus en plus ancrée, que le “grand public“ (celui qui porte les livres à 200 mille) c’est devenu zéro. Cela ne compte pas plus que les mouches.» (Chardonne) Ils partagent les mêmes goûts littéraires, parfois inattendus (Pieyre de Mandiargues, Gracq, Simenon) ou connus: Céline, Giraudoux, Proust. Ils parrainent la génération des hussards, Nimier, Déon, Haedens, Millau, Laurent, Hecquet, ces francs tireurs hostiles à l’embrigadement des écrivains «engagés». Nimier devient au fil des lettres presqu’un fils adoptif de Morand, inquiet pour la santé fragile de son protégé.

Morand nous invite à visiter un monde disparu: ahurissante chasse à courre au Portugal; château en Angleterre dont l’emplacement du mobilier n’a pas bougé depuis le XVIe siècle; rencontres avec des rescapés des anciennes aristocraties d’Europe centrale. Lui aussi est un gentilhomme rescapé d’un siècle impitoyable. Il en a le caractère réservé et méprise l’effusion sentimentale. Les superficiels y verront de la sécheresse de cœur où il n’y a que pudeur. Lorsque l’échange épistolaire cesse en 1968 à la disparition de Chardonne, il poursuit en solitaire cette chronique jusqu’à sa propre mort sous le titre désabusé de Journal inutile. Veut-on une autre preuve que Morand était un sensible pudique? «Tôt ou tard, nous devrons répondre à cet appel des ténèbres, aller voir ce qu’il y a derrière cette impérieuse mélancolie qui sort des saxophones.»

Référence:

Paul Morand, Jacques Chardonne, Correspondance I, 1949-1960, Gallimard, 2013, 1159p.

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