Morale et géopolitique ne font pas bon ménage
La télévision d’État russe a violemment attaqué Viola Amherd. Elle serait vénale, incompétente et victime des pires travers moraux. Les chroniqueurs ont décrié son amour du luxe, son physique et son orientation sexuelle. Ils ont moqué le fait qu’elle n’aurait jamais souhaité être ministre de la Défense. L’ensemble est teinté de la plus crasse des mauvaises fois, lorsqu’il ne s’agit pas directement de mensonges. Comme souvent avec la propagande, un fond de vérité sert à semer le doute dans l’esprit du spectateur.
Le problème ne réside pas dans le contenu des affirmations, mais dans le fait que l’attaque personnelle se trouve érigée en outil géopolitique. La prétendue décadence morale de la présidente serait la preuve que la Suisse fait partie de cet Occident dénoncé comme tout aussi décadent. Le sommet prévu pour dans deux semaines au Bürgenstock souffrirait donc de ces mêmes tares. La Suisse se placerait au sommet d’une coalition «satanique».
La Russie justifie en interne son refus de venir au Bürgenstock. En externe, elle tente de se rallier les pays du Sud global, que la décadence occidentale repousserait autant qu’elle horrifie les Russes.
Une première réaction pourrait être de répondre sur le même plan. On dénoncerait les vices personnels des membres du gouvernement russe, voire de Poutine lui-même.
Mais cette réponse-là a, de manière plus générale, déjà été donnée. Au lendemain du 24 février, Ignazio Cassis avait dénoncé la «barbarie» de l’attaque et déclaré que la Suisse se rangerait du côté de la «civilisation». Employer ce registre servait à justifier les sanctions et le rattachement de la Suisse à ce bloc occidental caractérisé par les droits de l’homme et la démocratie. Il s’agissait aussi d’une confusion moralisante.
En réalité, autant les Russes que les Occidentaux ont tout à perdre de confondre morale et politique. En fabriquant des absolus, ce discours empêche les retours en arrière. En géopolitique, l’escalade morale est peut-être plus dangereuse que la militaire.
C’est en faisant de la politique, et non de la morale, que la Suisse répondra aux accusations russes. Elle démontrerait qu’elle ne cède ni à sa provocation ni à la menace. Cela implique qu’elle joue son propre jeu. Et qu’elle se souvienne que l’OTAN et l’UE ne furent pas en reste de critiques moralisantes. Ce retour au politique passera par le renforcement de notre armée, dans l’ensemble de ses spectres d’engagement, contre tout agresseur.
Les réticences de la Chine et le refus de la Russie rendent le sommet du Bürgenstock dangereux pour notre neutralité, surtout s’il sert de boîte d’écho aux revendications du président Zelensky. Le Conseil fédéral doit empêcher que ce sommet se transforme en tribunal de la moralité russe. Dans un tel cas, le conflit s’aggraverait encore dans les esprits, avant de se prolonger sur le champ de bataille.
(Félicien Monnier, 24 heures, 4 juin 2024)