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Génie d’une femme impossible: Marguerite Burnat-Provins

Bertil Galland
La Nation n° 2124 7 juin 2019

Le génie peut souffler à Vevey. Je parle ici de 1903 et de Marguerite Provins, Française d’Arras. Âgée de 31 ans, elle était l’épouse d’un jeune architecte influent de la ville, Adolphe Burnat, à qui Nestlé devra le bâtiment de l’Alimentarium actuel. Cette année-là, l’épouse-peintre se mit à faire imprimer chez Säuberlin & Pfeiffer des petits livres de sa plume et de ses pinceaux, prose poétique à tirage de quelques centaines d’exemplaires, en couleurs et d’un graphisme sortant de l’ordinaire. Chefs-d’œuvre discrets. Elle avait appris à dessiner à Paris. Aux imprimeurs elle intimait l’ordre de multiplier les passages sous presse, un par ton, recherche extrêmement exigeante dans les chromatismes, bandeaux et lettrines où l’Art and craft d’influence anglaise passait en Suisse dans le climat d’Eugène Grasset et du Jugendstil. Sa main aux longs doigts était parfaitement sûre. A la rue d’Italie Marguerite travaillait dans son atelier aménagé par son mari, espace déclaré merveilleux. Elle donnait aussi des cours. Tout à côté, dans la maison familiale du No 20, deux belles-sœurs l’observaient avec quelque raison de se méfier de son charme.

Un Vaudois dans le vent, Ernest Biéler, avait peint son visage séduisant, sa bouche mutine, ses yeux vifs, ses cheveux noirs en touffe et l’avait invitée à se joindre aux peintres de Savièse, artistes qui découvraient avec passion les coutumes et décors du vieux Valais. La montée de l’Art Nouveau et ses fleurs en tsunami, couleur rouille, portaient Biéler au zénith et orientèrent l’enthousiasme de Marguerite Burnat dans une voie qui allait rejoindre, par ses développements personnels plus mordants, une avant-garde d’illustrateurs du XXe siècle. On est stupéfait de découvrir, parmi les audaces significatives de cette artiste, en 1902, l’aquarelle d’une femme emballée dans le froufrou d’une feuille de courge. A Vevey, cette Marguerite innovante, qui sentait parfois des morts rôder autour d’elle, dut redescendre pour les Vaudois à la banalité d’une affiche plan-plan pour la Fête des Vignerons de 1905.

Sur Marguerite Burnat-Provins, pendant tout le XXe siècle, la Suisse s’interrogera. En gros, elle l’ignora largement. Fallait-il prendre cette artiste au sérieux? La promouvoir dans la littérature pour ses oeuvres lyriques en série de petits volumes? Ou la ranger parmi les peintres? Sa modernité provocante aurait dû la rapprocher de Lélo Fiaux. Son graphisme n’était-il qu’ornement? Personne ne semble y avoir décelé le dessin à la conquête de tout objet, comme le voudra le Bauhaus. En vérité on s’est effrayé du comportement d’une femme impossible. Elle mobilisa l’attention et précipita son rejet, dans une réprobation très romande par son caractère moral. Un critique déclara qu’il refusait de parler de son impudeur. Marguerite commit des faux-pas. En Valais, elle osa se promener dans la vêture traditionnelle des villageoises. Elle provoqua surtout un scandale absolu. Elle tomba amoureuse d’un jeune ingénieur qui était son cadet, Paul de Kalbermatten, et pire encore, publia en 1907 à Paris une prose lyrique sur son bonheur total en ses bras, Le livre pour toi. Ce fut en France un grand succès de librairie. Cette œuvre, commentée et louée en première page des quotidiens (des bords de Seine!) a connu plus de trente éditions. Pour autant le nom de la poétesse n’a jamais pointé dans les histoires littéraires. Envers cette femme, la Suisse, par égard pour deux familles, de Sion et de Vevey, se rétracta durant des décennies. Mais plusieurs critiques, au XXe siècle, après sa mort, ont tenté de ranimer son souvenir.

En ce printemps 2019 et cent-quarante-sept années après la naissance de Marguerite Burnat-Provins, sa personnalité, son œuvre, voire le génie de celle qui est devenue pour le reste de sa vie Madame Paul de Kalbermatten, sont cernés dans un impressionnant livre d’art. Il fera date, admirablement imprimé par Genoud et dirigé par Anne Murray-Robertson, qui sous son nom d’Anne Bovard raviva naguère notre connaissance d’Eugène Grasset. Comme pour Soutter, vieux fou qui offrait ses dessins et prit un beau jour en nos esprits l’envergure d’un de nos grands peintres du XXe siècle, l’heure a sonné où nous pouvons enfin nous prononcer, face à tout un accomplissement pictural et scriptural, insolite dans nos arts et lettres. Voici des précisions biographiques vérifiées, un éventail d’analyses critiques et surtout une abondance révélatrice d’excellentes reproductions. Une haute fidélité était absolument requise pour une pionnière des couleurs et des formes. Nous pouvons, comme jamais jusqu’ici, repeser les raisons d’inclure cette femme dans notre panthéon, de l’admirer, d’être à bon droit séduit par elle.

D’abord, dans une certaine mesure, pour sa plume. Elle sut exprimer son univers et le Haut-Rhône d’hier, exprima certes des réserves envers l’horizon de Vevey, mais manifesta principalement par toute sa féminité une passion continue pour l’acte créateur. Elle souffrit pour cette vocation. Elle prit le risque de défier tout à la fois les traditions du Valais qu’elle respectait et les moeurs calvinistes qui pesèrent sur elle. On ne peut négliger non plus ses longs textes polémiques et le déploiement de sa modernité complexe, et forte dans ses moyens d’action, telles, en 1905, ses pages de la Gazette de Lausanne où elle condamna «les Cancers» qui attaquaient déjà nos Alpes. Marguerite Burnat-Provins lança en Suisse une «Ligue pour la beauté», mouvement soutenu dans leur style par les Alémaniques. C’est devenu le Heimatschutz.

L’artiste authentique se détecte dans ses moindres traits. L’autoportrait interrogatif de Marguerite peint vers 1900, huile en rouge, l’index en arc sur sa bouche, est une icône valant le voyage au Musée d’art de Sion. On note chez Burnat-Provins une assurance subtile. Elle révèle une recherche intérieure continue, un monde de rêve. Elle dépassera la profusion des thèmes floraux et décoratifs, où sa modernité s’est d’abord enchantée de cadres et de typographies. Dans la deuxième moitié de sa vie, principalement passée en France sous deux guerres, et à Grasse qui devint son lieu, mais avec des voyages lointains selon les mandats d’ingénieur de Paul, le travail de Marguerite Burnat-Provins s’est concentré sur un projet majeur et méconnu, presque mythique. Peu à peu, parfois d’heure en heure, elle a engagé le restant de ses jours, jusqu’à mi-siècle, dans un gigantesque ensemble d’estampes. Sur divers papiers qu’elle pouvait se payer, des couleurs parfois hallucinées mais avec des tracés aussi délicats que cruels, ont mêlé aquarelles, gouache, mine de plomb, pastel. Cet opus inouï, elle le titra «Ma Ville». Chez cette urbaniste onirique, ou de cauchemar, les portraits de chacun de ces habitants n’ont cessé de couler de son pinceau, de sa plume, de son ironie, nés des coups endurés, devenus une foule où la maîtresse des mots et des formes végétales, animales et caractérielles, se grisa de chacune de ses créatures. Elle leur donna, avec une exactitude ironique, des formes et des noms d’oiseaux. Elle les traça en métaphores d’humeurs. Elle joua avec les sonorités, les mots, telle la célébration en série de Jarabel, Jandusie, Ulgule, Aloïka. Elle se rapprocha de Daumier et des plus grands illustrateurs de l’ironie en dessinant une dame en taupe poilue, portant son petit sac à main. Elle mit en mouvement ses démons.

Au total, elle déclare avoir créé «sa ville» en 3000 dessins. Beaucoup ont disparu. D’autres furent des cadeaux négligés ou perdus, mis au compte de sa folie, voir Soutter, et c’est pourquoi Dubuffet, en 1945, entreprit l’acquisition d’un choix de ses oeuvres. Mais il se récusa. Car cette femme, le doctrinaire ne pouvait en faire une aliénée et à ses yeux son oeuvre avait été polluée par ses années de formation à Paris. Par bonheur, sa collection d’art brut, dont Lausanne hérita, contenait un lot de notre artiste, précieusement sauvegardé par Michel Thévoz qui l’a résolument enrichi, qualifiant son style de «Neuve invention».

Sur Marguerite Burnat-Provins, «cœur sauvage» (selon le titre d’un de ses livres), la parution d’un maître ouvrage à dix auteurs, de 350 pages et relié, plein de reproductions, pourrait sonner l’heure d’une réhabilitation spectaculaire.

Référence:

   Marguerite Burnat-Provins, coeur sauvage, par Anne Murray-Robertson, Edith Carey, Dave Lüthi, Philippe Kaenel, Pascale Jeanneret, Sylvie Costa, Vincent Capt, Catherine Dubuis, Stéphane Pétermann, Cécile Eidenbenz. Ed. Infolio, Gollion.

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