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Discontinuité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1788 7 juillet 2006
Mme la conseillère d’Etat Jacqueline Maurer annonce sa démission. Le communiqué de presse du parti radical daté du 29 juin – celui de l’ATS était daté du 28 – nous informe que le bureau exécutif «se réunira prochainement pour affiner sa stratégie relative à la présentation d’une deuxième candidature radicale au Conseil d’Etat».

Le département de Mme Maurer compte des centaines de fonctionnaires. Les dossiers en traitement ou en attente y sont nombreux. Chaque jour, des décisions sont prises, qui mettent en jeu l’avenir des entreprises, des domaines agricoles et viticoles, des régies immobilières, c’est-àdire l’avenir de dizaines de milliers de personnes. Chacune de ces décisions requiert un jugement sûr nourri par une bonne connaissance de la situation d’ensemble et de détail.

Pour la moindre entreprise, une succession se prépare longuement, et cette préparation ne se limite pas à l’acquisition des connaissances nécessaires. Le successeur doit apprendre à commander. Il doit se faire sa place dans l’esprit des collaborateurs, fournisseurs et clients. Et puis, il y faut cette maturation psychologique du futur chef, qui débouche sur une identification de sa personne à son nouveau statut, de son destin à celui de l’entreprise.

Mme Maurer ne dirige certes pas une petite entreprise, et pourtant elle part sans avoir préparé personne pour lui succéder. Elle part et son parti commence à se demander qui pourrait bien lui succéder. Ce n’est pas un reproche que nous lui faisons personnellement. L’aurait-elle tenté en associant un successeur possible, un chef de service par exemple, à l’exercice du pouvoir, qu’elle ne l’aurait pas pu. Cette personne aurait dû suivre en parallèle le parcours ordinaire du politicien, monter dans la hiérarchie du parti, se faire accepter comme successeur contre tous ses rivaux internes, gagner devant le peuple, puis se faire attribuer le département auquel il aurait été préparé, autant de choses sur lesquelles son prédécesseur n’a guère ou pas d’influence.

La lutte électorale, passage obligé de tout régime démocratique, focalise toute l’attention politique sur la conquête, puis sur la conservation du siège. Cela exige une lutte de tous les instants du candidat non seulement contre ses adversaires mais aussi et d’abord contre ses amis. Si j’associe un membre de mon parti à l’exercice du pouvoir et que, de surcroît, il se révèle excellent, comment puis-je être certain qu’il ne va pas en profiter pour me faire un croc-en-jambe aux prochaines élections? Je suis même certain du contraire. Il vaut mieux le tenir à distance et lui mettre les bâtons dans les roues. La discontinuité n’est pas une dérive du régime, elle en est une caractéristique essentielle.

La discontinuité entre les détenteurs successifs du pouvoir réduit leur vision de l’avenir à la période qu’ils peuvent assumer personnellement. Les combats à long terme leur sont relativement indifférents: le long terme, pour eux, c’est cinq ou dix ans. Après chacun d’eux, le déluge! La préservation de la souveraineté cantonale, par exemple, est un souci trop permanent pour entrer dans leurs perspectives. Cette question est toujours occultée par les soucis et les idées du moment. C’est le prêt-à-penser distillé par la presse quotidienne, les politologues et autres thinktankistes qui fournit au détenteur du pouvoir les «principes» politiques qui le guideront durant son bref passage au sommet. Le fédéralisme n’en fait pas partie.

Un autre effet de la discontinuité politique est la croissance continue de l’administration. C’est assez compréhensible puisque c’est elle en quelque sorte qui assure la continuité du pouvoir. Mais c’est la continuité de l’appareil étatique et non de l’Etat tout entier, celle du bras, non celle du cerveau. Il s’agit d’ailleurs moins de continuité que d’une persistance aveugle mue par la seule force de l’inertie.

En arrivant au pouvoir, l’élu se trouve face à cette puissante permanence administrative qui le contraint à reprendre des affaires déjà en train et à suivre les directions qu’elle leur a données et leur conserve automatiquement, sans jamais porter de jugement sur les résultats obtenus. Elle était là avant lui, et le sera longtemps après, nommée à vie, abritée des coups de sac électoraux. Les changements de personnes au Département de la formation et de la jeunesse n’ont pas modifié la direction révolutionnaire donnée il y a plus de trente ans à l’Ecole vaudoise par les pédagogues et les chefs de service de l’époque. Les conseillers d’Etat se sont, les uns après les autres, contentés de laisser faire et de faciliter les passages d’une étape à l’autre. Les socialistes qui ont succédé aux radicaux ont peut-être un peu accéléré le mouvement, c’est tout.

Mme Maurer s’en va. Une autre personne lui succèdera l’année prochaine. Puis une autre. La légitimité du pouvoir démocratique n’est pas dans ces personnes qui ne font que passer. Elle a pu gésir dans le parti radical à l’époque où, seul au pouvoir, il assurait une certaine continuité et une certaine unité à l’ensemble du Canton. Cette époque est révolue. Les partis ont assez à faire à assurer leur propre continuité. La légitimité du pouvoir repose aujourd’hui sur la continuité morte de l’administration, animée artificiellement par les soubresauts occasionnels de la mécanique électorale.

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