Irresponsabilité
Le journal 24 heures a interviewé1 quatre élus socialistes sur le programme du Parti, voté en 2010, qui prévoit l’abolition pure et simple de l’armée. Des membres alémaniques ont proposé publiquement de supprimer ce point, suscitant pas mal de remous.
On comprend leur inconfort. Du point de vue de la réalité immédiate, des tensions internationales, de l’effort de réarmement des Etats et des délires bellicistes de l’Union européenne, plaider pour une abolition immédiate de l’armée serait peu porteur électoralement. En même temps, la suppression de l’armée reste l’un des fondamentaux du socialisme. Leur société idéale est effectivement une cité démilitarisée et sans policiers. Biffer ce point de leur programme serait rendre un témoignage tout aussi peu porteur.
C’est ainsi que, tiraillés jusqu’au fond de l’âme, les quatre interviewés redoublent d’«?éléments de langage?» destinés à camoufler l’abolition sans la supprimer. Mme Jessica Jaccoud détourne l’attention en évoquant d’autres problèmes urgents à ses yeux?: Il faut, dit-elle, combattre les attaques contre la démocratie et lutter contre le néofascisme. Il faut aussi stopper tout projet de libre-échange avec les Etats-Unis, renoncer à l’achat des F-35, etc.
Le Genevois Christian Dandrès veut articuler ce débat avec celui de la place de la Suisse et de ses bons offices dans la géopolitique mondiale. Ça ne veut rien dire, mais ça a l’air pensé.
Pour Mme Brigitte Crottaz, en 2025, l’armée dépense pour mener une guerre telle qu’elle était en 39-45, alors que tous les rapports (? Réd.) montrent que c’est dans la cybersécurité, la défense sol-air ou l’usage des drones qu’il faut investir.
Enfin, M. Carlo Sommaruga distingue entre une vision pacifiste à long terme et la réalité du moment.
Moralité?: oui… mais non?! Tous semblent accepter, au moins provisoirement, la nécessité de l’armée, mais… Mais quand on aura une stratégie clairement définie (Jaccoud). Mais quand on évitera la course à l’armement (Dandrès). Mais à condition qu’on se concentre sur le cyber et les drones (Crottaz). Mais pour autant que cette armée soit moins nombreuse et plus efficace (Sommaruga). D’ici là, ils continueront à s’opposer par routine à toute amélioration de notre potentiel de défense.
Une formule de M. Sommaruga est exemplaire de l’aveuglement socialiste en matière d’armée?: L’histoire montre que lorsque la social-démocratie met de côté le pacifisme, la guerre n’est jamais loin. Pense-il vraiment que les proclamations et manifestations pacifistes de la gauche ont pour effet d’éloigner la guerre?? C’est l’histoire du papillon qui tapait du pied. La formule illustre plutôt le fait que ce n’est que lorsque la guerre est à nos portes que les socialistes s’extirpent de leur confort idéaliste et acceptent de reconnaître, et avec quelles circonlocutions, la réalité.
Ce n’est pas nouveau. Après la Première Guerre mondiale, la certitude que ç’avait été la «?der des ders?» donna des ailes à la gauche pacifiste et antimilitariste. Les dépenses militaires les plus indispensables furent gelées, et l’armée suisse tomba dans un état de sous-équipement inimaginable. Il fallut attendre la fin des années 1920 pour qu’on s’en inquiète, et l’année 1935 pour que le parti socialiste se rallie à son tour à la notion de défense nationale. Ce ralliement permettra aux socialistes d’accéder au Conseil fédéral. En ce sens, la reprise de l’abolition dans le programme de 2010 a été une forfaiture.
Et on recommence le même jeu en 1989?! La chute du Mur est interprétée comme le début d’une période de paix définitive par la gauche, qui recommence à pratiquer des coupes claires dans les dépenses militaires. La droite s’y oppose mollement, car elle voit l’occasion de réaliser des économies. Et la défense nationale passe au second plan. Et maintenant que l’étau semble se resserrer, on se rend compte que notre armée a besoin d’une sérieuse mise à jour, et certains socialistes se demandent s’ils ne devraient pas, comme il y a nonante ans, commencer à discuter pour décider s’il ne conviendrait pas, finalement, de se rallier à la défense nationale. L’histoire est un perpétuel recommencement, dont ils n’apprennent strictement rien.
En attendant, ils auront considérablement freiné notre préparation militaire. Car, pour préparer une armée, il faut beaucoup de temps. On ne s’improvise pas soldat, ni officier. L’acquisition du matériel impose parfois de longs délais entre la commande et la livraison, surtout si tous les Etats du monde commandent en même temps.
Le 18 mai 2014, sous les pressions rose et verte, le peuple rejetait l’achat à la Suède des 22 Gripen qui devaient remplacer nos Tiger F-5. Aujourd’hui, la Suisse aurait ces avions. Nous ne les avons pas, et les divers problèmes posés par les F-35 risquent de prolonger cette faille majeure dans notre défense armée. Sur ce point-là, donc, et sur combien d’autres, l’irresponsabilité de la gauche pourrait nous coûter cher.
La défense du territoire dans le cadre de la neutralité armée est la raison d’être de la Confédération. Elle doit être le souci premier de nos politiques, socialistes ou non, non pas quand arrivent les temps troublés, mais tout au long des jours.
1 Florent Quiquerez, «?Le Parti socialiste tergiverse sur son rapport à l’armée?: parole aux Romands?», 24 heures, 21 mars 2025.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Loi sur les communes – Réponse de la Ligue vaudoise à la consultation cantonale – Editorial, Félicien Monnier
- Récolte de signatures: empêcher les dérives – Benjamin Ansermet
- Les chars russes vont-ils envahir la Suisse?? – Jean-Baptiste Bless
- Perversa lex sed lex – Olivier Klunge
- On nous écrit (initiative Alberto Mocchi) – Réponse à M. Petermann – On nous écrit, Olivier Petermann
- La crise du Château – Jean-François Cavin
- On nous écrit (rôle du syndic) – On nous écrit, Louis Burdet
- La force selon Simone Weil – Jacques Perrin
- Occident express 132 – David Laufer
- L’œil de Sauron, des Plaines-du-Loup au Château – Le Coin du Ronchon