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Le peuple, souverain méprisé

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1828 18 janvier 2008
En démocratie, le peuple est souverain. Le parlement le représente dans la fabrication des lois. Le gouvernement et son administration exécutent les décisions du parlement. Voilà pour la théorie. En pratique, on constate que les législatifs et les exécutifs ne pensent pas beaucoup de bien du peuple, et lui contestent toute compétence en dehors des périodes électorales. Quand le peuple refuse en votation l’une ou l’autre loi dite progressiste, les gardiens du temple le dénoncent comme «antidémocratique». Un peuple antidémocratique! Cela fait penser à la mésaventure, authentique, du Dr Bombard exclu de la Société des Amis du Dr Bombard!

La démocratie oscille donc entre deux extrêmes: le peuple comme dépositaire de la légitimité du pouvoir et le peuple comme réservoir d’émotions primaires à la disposition du premier démagogue venu. Le peuple ne mérite ni tant de révérence ni tant de mépris. Mais qu’est-ce que le peuple?

Pour les Grecs, c’est l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire des hommes libres qui participent aux décisions concernant la Cité. Mais «les Grecs» ne sont pas unanimes. Pour l’aristocrate Platon, le peuple est une classe sociale qui se caractérise par ses insuffisances, par son manque d’instruction, de richesses, de compétences. Ce sont ceux qui travaillent avec leurs mains.

Pour Rousseau, le peuple se constitue lui-même par le contrat social. Quand l’individu né libre se rend compte qu’il ne peut plus défendre sa liberté tout seul et qu’il serait plus fort en groupe, il se trouve devant un problème: comment pourra-t-il se liguer avec autrui pour défendre sa liberté tout en préservant celle-ci contre ledit autrui? La solution est que chacun s’aliène entièrement avec tous ses droits à toute la communauté. De la sorte, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a (1).

C’est cet engagement sans réserve envers le tout qui transforme en peuple une nuée d’individus épars et désemparés. Le peuple est ici son propre auteur. Il se fournit lui-même à lui même sa propre légitimité. Il se crée luimême, ce qui pose quelques problèmes du point de vue de la logique.

Pour les révolutionnaires de 1789, le peuple était une classe sociale qui se définissait en tant qu’elle était opprimée par la noblesse et le clergé.

Les marxistes ont repris et mis à jour la définition. Le peuple est constitué des prolétaires, c’est-à-dire des personnes réduites à leur seule force de travail et privées des fruits légitimes de ce travail par les capitalistes. Le prolétaire est le prototype de l’homme universel. En situation de précarité absolue, il rejette les illusions religieuse et nationale. Il porte l’avenir de l’humanité tout entière. Le peuple, c’est l’ensemble des opprimés appelés à la lutte des classes en vue de leur libération.

Pour le libéral, le peuple représente l’ensemble des individus en tant qu’ils sont libres et jouissent des mêmes droits. C’est la conception américaine. L’égalité est limitée au principe «un homme, une voix». Pour le socialiste, le peuple, c’est l’ensemble des individus en tant qu’ils sont égaux et ont droit aux mêmes prestations étatiques. Le peuple est ici moins souverain que pourvu de droits à faire valoir auprès de l’Etat. La liberté joue un rôle secondaire aux yeux des socialistes.

Hegel considère le peuple comme une abstraction vide de tout contenu, une matière totalement privée de forme, une masse informe […] élémentaire, irrationnelle, sauvage et redoutable (2). Pas de différence ici entre masse et peuple.

Pour le fascisme et le nazisme, le peuple, c’est la masse unifiée, héroïsée sans intermédiaire par le verbe du chef, entraînée par celui-ci dans un mouvement indéfini de purification et de conquête.

Du point de vue institutionnel, dans les cantons suisses, le peuple, c’est l’ensemble des citoyens par rapport aux autorités.

Sur le plan fédéral, le peuple, c’est l’ensemble des citoyens suisses en tant que leur égalité est pondérée par l’égalité des cantons (exigence de la double majorité) dans les décisions d’ordre constitutionnel.

Pour nous, à La Nation, le peuple vaudois – les autres aussi, sans doute, mais c’est le peuple vaudois qui est notre affaire – est infiniment plus qu’une masse de manoeuvre électorale, infiniment plus que ce réservoir de passions mesquines dans lequel puisent sans compter les états-majors des partis. C’est une réalité sociale et territoriale vivante et complexe groupant, d’une façon différenciée, des familles et des communautés intermédiaires – communes, entreprises, syndicats ouvriers et patronaux, paroisses, associations de tout genre – unies par des moeurs publiques et structurées par des institutions communes sous la garantie du pouvoir politique.

L’adhésion de ce peuple aux lois, quelle que soit la forme de cette adhésion, est nécessaire à une bonne politique. Ses usages et traditions, notamment professionnels, font partie du bien commun et doivent être respectés scrupuleusement par les autorités. Pour autant, contrairement à ce que pense Rousseau, le peuple ne se crée pas luimême. Il y faut d’abord une vision d’ensemble et une volonté, il y faut un premier acte de pouvoir qui fasse passer la masse informe au statut de peuple. Dès lors, le peuple n’est pas l’origine du pouvoir ni de la souveraineté.


NOTES:

1) Du contrat social, livre I, chap. VI, Rousseau, GF Flammarion, Paris 1922.

2) Principes de la philosophie du droit, § 303, GF Flammarion, Paris 1999.

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