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La Carte et le territoire de Michel Houellebecq

Laurence BenoitLa page littéraire
La Nation n° 1904 17 décembre 2010
Le cinquième roman de l’enfant terrible de la littérature française vient d’obtenir le Goncourt après l’avoir raté de peu à deux reprises. Certains prétendent que Houellebecq a calibré son livre en vue de l’obtention de ce prix en atténuant ou supprimant toutes les formes de provocations qui firent scandale en leur temps. Mais si Houellebecq semble effectivement s’être «assagi», s’il émane de ce roman une gravité teintée d’ironie, ou encore si sa construction et ses thèmes offrent un mélange de réalisme classique et de postmodernité, il nous semble que cela ne relève pas essentiellement d’une stratégie de marketing, mais d’une évolution propre à l’auteur et d’une nécessité interne à son sujet.

Houellebecq choisit pour héros principal de son nouveau roman un artiste en arts plastiques qui va connaître un succès fulgurant, Jed Martin (nom annonçant d’emblée une dualité chez le héros entre cosmopolitisme et France profonde). Tout comme son personnage qui, «désireux de donner une vision exhaustive du secteur productif de la société de son temps, (…) devait nécessairement, à un moment ou à un autre de sa carrière, représenter un artiste»1 (p. 123), Michel Houellebecq, qui n’a pas renoncé à ce projet balzacien, devait à un moment ou à un autre représenter un artiste confirmé. Cela lui fournit l’opportunité de brosser un tableau exhaustif de l’univers culturel parisien, d’analyser les mécanismes d’un succès et d’aborder en profondeur la question de la création artistique.

Il raconte donc l’histoire assez classique de l’ascension d’un peintre et celle, moins conventionnelle, de son retrait du monde en pleine gloire. Les épisodes de la naissance de sa vocation, de son premier succès grâce une exposition de photos de cartes Michelin remarquée par la chargée de communication de ladite firme, de sa liaison avortée avec cette dernière, de ses rapports douloureux avec son père, de ses divers cycles créatifs allant de la photo à la vidéo en passant par la peinture, de sa relation privilégiée avec un écrivain célèbre fondée sur une vocation artistique commune, et finalement de sa mort solitaire dans la maison de son enfance, ces épisodes s’égrènent dans un ordre pas toujours chronologique mais formant au final un tableau complet et cohérent. Le roman pourrait s’intituler: Vie et mort de l’artiste Jed Martin.

Mais cette facture naturaliste très XIXe siècle est contrebalancée par toutes sortes de clins d’oeil formels ou thématiques à la modernité et à la post-modernité et par la création de trompe-l’oeil baroques à laquelle le romancier semble prendre un plaisir ludique. Nous en relèverons quelques-uns, sans prétendre à l’exhaustivité. Il y a par exemple de nombreuses mise en abyme dans ce roman: Michel Houellebecq écrit un roman qui fait le portrait (au sens figuré) d’un peintre, Jed Martin, qui, a un moment de sa carrière, revenant à une peinture figurative inspirée par l’art hollandais du XVIIe siècle, fait le portrait (au sens littéral) d’un écrivain célèbre prénommé Houellebecq. Le personnage fait le portrait de son créateur (ou de son double fictif) dans un retournement parfait du schéma normal et va de surcroît nouer avec lui un semblant de relation amicale, quasi filiale. Cette mise en scène complexe produit un puissant effet de réel et un brouillement de la frontière entre réalité et fiction, créature et créateur, résolument post-moderne (ou baroque si l’on préfère puisqu’il est vrai que les hommes n’innovent jamais entièrement) et qui, c’est un comble, n’interfère pas fondamentalement avec la tonalité classique de l’ouvrage.

En outre, Jed Martin est un peintre qui, à un moment de sa carrière réalise une série de tableaux représentant les divers corps de métiers. Or Houellebecq, dans ce dernier roman, trace aussi le portrait de représentants de divers métiers modernes gravitant autour de la société de service post-industrielle et de l’univers culturel: directeur ou chargée de communication, attaché de presse, galeriste, journaliste de presse ou de télé, romancier, etc. Cet «hommage aux métiers» et au travail est d’ailleurs la meilleure justification (sinon la seule) à l’introduction très tardive d’un nouveau personnage, le commissaire Jasselin, chargé d’élucider le meurtre de Houellebecq (fictif), sur lequel le narrateur va longuement insister avant de remettre le projecteur sur Jed dans les derniers chapitres, au risque de briser l’unité de son roman, construite jusqu’ici autour du peintre et du modèle naturaliste, en le faisant basculer dans le registre du policier avec serial killer.

La thématique de la création artistique est centrale dans ce roman. Du Chef d’oeuvre inconnu de Balzac à L’oeuvre de Zola, ce fut un artifice couramment employé par les écrivains du XIXe siècle que de parler de la création littéraire en la transposant dans le domaine pictural. Mais ici il y a plus que la simple reprise d’un poncif littéraire, il y a son infléchissement en fonction du contexte contemporain. Houellebecq sait que dans une société vouée à l’image technique, la figure du «grand écrivain» a fait son temps et que pour donner une description fidèle du monde culturel qui compte aujourd’hui, il vaut mieux mettre sur le devant de la scène un artiste plasticien rivalisant avec Jeff Koons et Damiens Hirst, plutôt qu’un romancier, même jouissant d’une notoriété mondiale. D’autre part, les énormes enjeux financiers liés au commerce des oeuvres d’art permettent de mieux appréhender l’hypermarché mondialisé de la société contemporaine et les connivences entre le marché de l’art et le marché tout court. C’est pourquoi les personnages fictifs de Houellebecq et de Beigbeder n’auront que des rôles secondaires, même si on peut considérer la demande de Jed Martin à Houellebecq de rédiger le catalogue de sa deuxième exposition comme un hommage du cadet à son aîné, et le fait de vouloir faire son portrait comme un tribut de l’art qui monte à celui qui décline.

On se retrouve donc face à un roman qui parvient à une synthèse très réussie, tant sur le plan de la forme que du contenu, entre tradition romanesque réaliste dans la lignée de Balzac et post-modernité.

Mais de livre en livre, Houellebecq poursuit non seulement une peinture exhaustive de la société occidentale, mais aussi sa description de l’homme démocratique terminal, avant que celui-ci ne bascule dans ce qu’il appelle lui-même «la posthumanité» – dont la forme romanesque ne sera plus capable de rendre compte – et avant que la nature (le monde végétal) ne reprenne ses droits sur la civilisation.

Houellebecq se souvient parfaitement de la description prophétique de l’homme démocratique selon Tocqueville:

«Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.» (p. 347-348)2.

Mais il va encore plus loin que Tocqueville puisqu’il décrit en Jed Martin un homme qui, non seulement n’a plus de patrie ni de concitoyens depuis longtemps, mais qui va, sous nos yeux, perdre presque toutes ses dernières attaches, amoureuses, familiales et amicales. Et la possibilité du roman est tout entière contenue dans ce «presque» car Jed a encore un père (pas pour très longtemps) et l’exploration de cette relation filiale difficile constituera un axe fondamental du roman.

La difficulté de communication entre le père architecte, spécialiste dans la construction de villages de vacances – un hyperactif contraint à l’inactivité par la retraite et dont les actions furent toujours guidées par le sens du devoir et la frénésie de travail – et le fils – artiste contemplatif n’obéissant qu’aux messages subliminaux parasitant sa conscience – sonne juste et a quelque chose de poignant.

La filiation biologique n’étant guère satisfaisante, Jed tend à miser sur la filiation spirituelle. En l’écrivain Houellebecq, il s’est trouvé un mentor et un alter ego. Il est la seule personne qu’il désire revoir et avec qui il aimerait nouer un semblant de lien fondé sur la communauté de leur vocation artistique. Mais Houellebecq est sauvagement assassiné avant que cette relation puisse s’épanouir normalement. Au moment où Jed s’attend à tout moment à être prévenu pour la mort de son père biologique, c’est finalement la mort de ce père spirituel qu’on lui annonce.

La difficulté – allant souvent jusqu’à l’incapacité – des personnages houellebecquiens à se relier durablement et authentiquement aux autres, à tisser du lien social, conjugal ou familial, et finalement à aimer, est une constante à travers toute son oeuvre parce qu’elle est, selon l’auteur, une marque caractéristique de l’homme occidental réduit par la destruction de toutes les solidarités ancestrales à n’être qu’une «particule élémentaire». Certes Houellebecq force le trait jusqu’à faire de son dernier héros un «égocentrique, limite autiste» (p. 129) qui vivra les trente dernières années de sa vie en reclus. L’artiste postmoderne, toujours aux avant-gardes, contraint par son travail créateur à une solitude prolongée sans même quelques collègues de travail à fréquenter, incarne peut-être mieux que quiconque cette évolution terminale. Houellebecq porte sur ce processus le regard quasi détaché (à peine nostalgique) de l’ethnologue décrivant une tribu en voie d’extinction.

Jed Martin finira sa vie absolument solitaire, reclus dans une sorte de bunker végétal. Ayant raté le coche avec Olga, la belle russe qui pourtant l’aimait, ayant perdu ses derniers repères familiaux et amicaux, il choisit délibérément le repli sur soi dans sa forteresse de province pour se consacrer à produire une oeuvre artistique ésotérique qui lui survivra. L’homme chez Houellebecq, s’il n’est plus un animal politique, est encore – mais pour combien de temps? – un animal artistique.

Les «hasards» des publications et de nos lectures nous ont conduite à lire le dernier Houellebecq après avoir lu le dernier Luc Ferry, La Révolution de l’amour, où ce dernier voit poindre avec optimisme, sur les ruines de l’héritage des Lumières, l’avènement d’un nouvel humanisme fondé sur l’amour, et non plus sur la raison. Du romancier au philosophe, on ne peut concevoir deux visions du monde plus antinomiques. Qui de «l’imbécile malheureux» (le pessimiste) ou de «l’imbécile heureux» (l’optimiste) rend le mieux compte du monde contemporain?


NOTES:

1 La Carte et le territoire, Flammarion, Paris, 2010.

2 De la Démocratie en Amérique, Idée/Gallimard, Paris, 1968.

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