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Repères perdus

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2030 30 octobre 2015

On ne connaît les choses dans leur profondeur qu’au moment de les perdre.
(Gustave Thibon, L’Illusion féconde)

Quand une civilisation en est à ses débuts, elle ne doute pas d’elle-même. Elle vit pleinement ce qu’elle est, sans arrière-pensée, se suffisant à être, croître et conquérir le monde. Quand elle a passé son apogée et entame son déclin, quand les musées sont plus nombreux que les ateliers, quand l’administration des choses succède au gouvernement des hommes et que le langage vivant fait place à la langue de bois, il arrive que la civilisation se retourne sur elle-même et prenne nostalgiquement conscience de la plénitude disparue.

Nous en sommes là. Aujourd’hui tout le monde, même le progressiste prompt à faire table rase du passé, déplore ce qu’il est convenu d’appeler la «perte des repères». On se languit de ces références à peine conscientes, mais stables et sûres, de ces comportements qu’on ne met pas en question, de ces évidences considérées unanimement comme bienfaisantes pour la société, qui ne découlent pas de la réflexion libre ni du choix individuel, mais de la semi-contrainte de l’éducation, inculquée à travers l’osmose familiale et sociale.

Plutôt que repères, nous utilisons en général le terme de mœurs, plus complet, plus concret aussi. Mélange sui generis de morale et d’usages – c’est-à-dire d’universel et de particulier, à l’image de l’être humain –, les mœurs expriment à la fois le peuple qui les cultive, l’histoire dans laquelle elles sont enracinées et le territoire sur lequel elles fleurissent. C’est dans les mœurs, soit dit en passant, que l’étranger trouve le lieu et les moyens de son assimilation.

On pourrait aussi recourir au terme, trop diffamé, de traditions. Celui de culture ne serait pas faux non plus. En revanche, ce serait un contresens de prendre le terme de valeurs. Les valeurs expriment l’universalité humaine en concepts abstraits, liberté, égalité, fraternité, ou encore ouverture, respect, solidarité, etc. Quoi qu’on pense de ces notions, leur caractère désincarné les rend inaptes par nature à la fonction d’enracinement nécessaire à l'être humain.

Les mœurs, c’est aussi le style de la collectivité, un style qui lie les personnes plus fortement que leurs différences de statut social, d’intérêts, de capacités ou d’idées ne les opposent. «Y en n’a point comme nous», l’exposition du Musée romain de Lausanne- Vidy, le montre exemplairement, faisant communier des Vaudois de toutes provenances sociales, de toutes tendances politiques et idéologiques dans le partage amical d’une même origine.

Les repères dont on regrette la disparition, ce sont avant tout ceux qui règlent les comportements dans les rues et les relations de personnes à personnes. Ce qu’on regrette, ce sont les «incivilités», c’est-à-dire la vulgarité, les impolitesses et les voyouteries publiques. Mais la perte des repères n’est pas moins déplorable et dommageable dans les autres affaires humaines et en particulier dans les affaires politiques.

Nous croyons en effet que les mœurs sont, ou devraient être considérées comme un passage obligé entre les principes et la communauté politique auxquels ils s’appliquent. Elles offrent un repère sûr au législateur. Elles lui fournissent à la fois la base et les bornes de son activité possible. Les lois conçues et formulées dans le langage commun des mœurs entreront naturellement dans le corps du droit existant. Elles seront aussi accessibles au plus petit d’entre les justiciables. C’est la condition d’une bonne justice. Si le pouvoir va au-delà, il peut être certain que ses lois seront mal comprises et mal appliquées.

Quand les repères s’estompent, que le respect des mœurs n’apparaît plus comme une nécessité, mais comme un folklore inefficace, les politiciens ne connaissent plus de bornes à leurs possibilités d’action. Ils fabriquent d’immenses lois – ou d’immenses initiatives populaires de sens contraire – sans se soucier de savoir si le corps du droit peut les intégrer ni si le corps social est capable de les digérer. La loi sur l’aménagement du territoire et l’initiative sur l’immigration massive sont deux exemples de ce qui se passe quand la volonté législative oublie le pays et ses mœurs tels qu’ils sont.

Aux yeux de ceux qui promeuvent ces actes législatifs spectaculaires, c’est faire preuve d’une vision passéiste, étriquée, sans élan ni grandeur que de se référer aux mœurs. L’argumentation peut être serrée et convaincante, les exemples tirés du passé récent accablants, les dommages causés aux institutions patents, rien n’y fait. On se trouve avec un pouvoir sans limites et une pensée politique sans influence, l’un et l’autre privés des mœurs qui les unissaient, donnant un sens au pouvoir et une force à la pensée.

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