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L’élite, concept énervant

Jacques Perrin
La Nation n° 2030 30 octobre 2015

Tout obscurci par des connotations idéologiques opposées, le mot «élite» ne nous dit rien qui vaille. Apparu au XIVe siècle, il provient de l’ancien participe passé du verbe «élire», «élit». Les membres de l’élite sont des «élus», autrement dit «choisis», au sens premier du verbe élire: «Tu es l’élue de mon cœur»; «voici le mari que je vous ai élu, ma fille!»; «j’ai élu domicile à Rolle».

Les dérivés du mot sont récents. L’usage du pluriel «les élites» apparaît en 1928, «élitisme» et «élitiste» datent de 1967, «élitaire» surgit en 1968. Robert définit le mot ainsi: «L’ensemble des personnes considérées comme les meilleures, les plus remarquables d’un groupe, d’une communauté», c’est-à-dire «la crème», la «fleur», «le dessus du panier», le «gratin».

Quelle que soit l’activité humaine qu’on envisage, certaines personnes y sont plus compétentes que d’autres. Il y a des coiffeurs, des soldats, des chirurgiens ou des pianistes d’«élite». L’élite s’oppose à la masse. Les membres de l’élite se distinguent et forment un groupe à part. Sont-ils «choisis», conformément à l’étymologie? Parfois. Des «sélectionneurs» regroupent les sportifs nationaux les plus doués. Des chefs militaires constituent des «commandos d’élite» auxquels ils confient les missions les plus complexes. Les «élus» des élites sont fiers d’appartenir à un corps et manifestent par conséquent un «esprit de corps» remarquable.

Jusque-là il ne semble pas exister de problème, et pourtant le mot «élite» est devenu impropre à la consommation pour quatre raisons.

Les libéraux en abusent, l’associant au «mérite», à la «sélection naturelle», à la volonté forcenée d’«excellence». On assiste à une compétition mondiale féroce où les meilleurs triomphent et où les vaincus se perdent dans les ténèbres à cause de leur inadaptation à la concurrence. Pour les égalitaristes, «élitaire» et «élitiste» sont les injures suprêmes, notamment quand ces termes disqualifient la culture bourgeoise. Ces temps, en France, l’Etat veut diminuer les subventions accordées aux conservatoires et à l’opéra sous prétexte que la musique classique s’adresse à «une petite élite» et qu’on ne fait pas assez droit à la culture des quartiers «populaires».

Certains socialistes cultivés inventent des oxymores pour sortir d’embarras: «l’élitisme pour tous» (selon la formule d’Antoine Vitez reprise par Jack Lang), «la meilleure école pour tous» des pédagogues vaudois.

Arrivent enfin les populistes qui décrient les élites «coupées du peuple», «parasites», «déconnectées du réel». Une variante de cette idée met en scène une élite occulte tirant les ficelles en coulisses.

Ces quatre positions ont toutes quelque chose de juste, mais comme toujours la réalité est plus complexe et nuancée.

Il n’est nul besoin d’enquête poussée pour faire admettre que certaines personnes sont plus compétentes, adroites, habiles, imaginatives ou plus vives que d’autres. Qu’il s’agisse de balayer une cour, de fabriquer des fondants au chocolat, de courir 20 km ou de jouer du piano, une échelle de performances s’établit qui va de la quasi-nullité à la perfection approchée. Il existe de multiples points de vue à partir desquels on peut les évaluer: l’efficacité, la vitesse, la virtuosité, le style, l’élégance du geste… Il est naturel qu’un patron, un entraîneur ou un chef militaire veuille s’entourer des meilleurs collaborateurs et bâtir un groupe capable de vaincre les obstacles. Organisée en classes de niveaux variés, une bonne école ne prône pas forcément la sélection à outrance. Loin de l’élitisme, elle offre à chaque élève l’occasion de développer son potentiel au milieu de ses pairs. Tenter de former de petites aristocraties en tout domaine limite la compétition au lieu de l’accroître, tandis que l’égalitarisme empêche le progrès des forts et interdit aux faibles de trouver leur voie.

La compétition systématique et indifférenciée n’est pas la panacée. La circulation des élites chère à Pareto apporte sans doute du sang frais, mais trouble la stabilité dans la durée qu’une aristocratie héréditaire préserve en accumulant de l’expérience en vue des temps difficiles.

La notion d’élite pour tous est une imposture, l’élite ne concernant par définition que le petit nombre. En revanche, n’importe quel individu, du moment qu’il est capable de mener à bien une seule petite tâche, peut se mêler à une élite particulière, car les élites, attachées à des organismes de toutes tailles, sont diverses et nombreuses.

Les élites sont-elles «coupées du peuple»? On ne peut pas répondre à cette question parce que les vraies élites, notamment celles qui accueillent des personnes polyvalentes se débrouillant dans une variété de situations difficiles, restent dans une certaine obscurité qui leur convient. Nous ne parlons pas ici d’une oligarchie qui gouvernerait le monde en secret. Elle n’existe pas. Nos mondialistes annoncent la couleur et proclament leurs objectifs.

Dans une société où se côtoient les sportifs, les rockstars, les acteurs et les politiciens people (après son voyage à Cuba et aux Etats-Unis, le pape François lui-même s’est vu attribuer le titre de «popstar»…), on ignore où se trouvent les individus d’élite. On ne les connaît pas, on les devine parfois.

Si, en cas de tempête, une communauté a de la chance, ce sont ces individus obscurs qui monteront en ligne et prendront les places laissées vacantes par le «gratin».

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