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Actualités  |  Mardi 5 mai 2015

Une perfection stérilisante

Certains cadres supérieurs d'aujourd'hui vouent un soin maladif à leur personne. Ils surveillent leur poids et leur alimentation, pratiquent un sport individuel, yogging, fitness ou vélo, et font de l'achat d'un nouveau matelas une longue et coûteuse affaire d'Etat. Ils sont impeccablement habillés, dans le genre classique, romantique ou savamment négligé. Chaque matin, ils repèrent, puis éliminent leurs imperfections dermatologiques au cours d'extravagantes gymnastiques faciales devant le miroir de la salle de bain. Les pilosités sont rasées de près, sauf, pour les mâles, une barbe, de deux jours exactement. Lesdits mâles prennent de petites pastilles bleues pour assurer leurs performances.  Des injections retendent la peau de leur visage et lui restituent le modelé de ses vingt ans. Ils consultent frénétiquement au moindre soupçon de cancer, de polypes ou de décalcification.

Ils assurent leur équilibre mental en recourant à la psychanalyse, à la méditation transcendantale, aux alcooliques anonymes ou au coloriage de mandalas.

Leur conjoint partage les mêmes obsessions et, dans les soirées mondaines, c'est en couple qu'ils exhibent leurs perfections, relevant complaisamment les effets du temps sur le visage et le corps de leurs connaissances.

Ils refusent la souffrance et les marques de la vieillesse, ils repoussent la mort dans un coin de leur inconscient. Ils espèrent obscurément que la science arrivera à prolonger leur vie indéfiniment. Ils se félicitent d'avoir acquis la maîtrise… de quoi?

C'est bien la question. Car la fascination pour l'apparence et le refus de la mort en fait des individus centrés sur eux-mêmes et irrémédiablement immatures. Leur soumission aux décisions discrétionnaires des grands couturiers et autres gens de la mode abolit en eux tout désir de liberté. Cette sorte d'«esclavage égoïste» se traduit à la fois par une servilité illimitée à l'égard des chefs et une peur panique des responsabilités premières.

De leur point de vue, ils n'ont pas complètement tort. La responsabilité première des patrons, comme celle des chefs politiques, leur impose de prendre des décisions engageant un avenir qu'ils ne connaissent pas. Cela suscite un stress qui noue l'estomac, casse les nerfs, fatigue le cœur, vieillit les tissus et cerne les yeux. Impensable!

Il n'en va pas différemment de la responsabilité parentale. Dès son premier cri, l'enfant de ces cadres supérieurs promet de rendre impossible la maîtrise qu'ils entendent exercer sur leur vie. Et le temps qu'ils lui consacreront sera autant de perdu pour leurs carrières. L'enfant est donc à proscrire, comme il convient de proscrire l'engagement amoureux, son éventuel échec enlaidissant le visage de rides amères.

Mortelle perfection!

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 5 mai 2015)