Le besoin d'un modèle à imiter et à contredire
L'éducation a pour but de fournir à l'enfant les moyens nécessaires au plein développement de son intelligence, de ses capacités créatrices, de sa personnalité. A partir de là, certains théoriciens considèrent toute influence extérieure comme intrusive et parasitaire. Ils rejettent en particulier la notion de modèle au nom de l'autonomie individuelle, dans l'idée que ce n'est pas d'une tierce personne, mais de lui-même, du tréfonds de sa personnalité que l'enfant doit tirer les «valeurs» qui lui seront propres.
Mais comment ne pas constater que, dès sa naissance, le tout-petit ne croît en force et en sagesse qu'en se modelant sur les usages de ceux qui l'entourent? C'est la langue de ses parents qu'il parle en premier. Il l'utilise avec leurs intonations, leurs tics de langages et leur gestuelle. Il apprend à skier, à jouer et à lire à leur façon. Plus tard, il s'imbibera de leurs idées… et de leurs préjugés.
Toutefois, si vigoureuse, voire draconienne que puisse être l'influence des parents, elle ne détermine pas absolument le comportement de l'enfant. Dès sa naissance, en effet, celui-ci retravaille inconsciemment le modèle, l'interprète selon son tempérament et son expérience, le mêle à ce qu'il voit et entend autour de lui, piquant à droite et à gauche, chez d'autres adultes, chez ses camarades d'école, dans ses lectures, se faisant périodiquement une synthèse personnelle de l'ensemble. Cette appropriation est une première prise d'autonomie. Elle est encore largement inconsciente.
Face aux erreurs inévitables de ses parents, l'enfant se rend peu à peu compte, avec un mélange trouble de consternation et de libération, que le modèle parental n'appelle pas seulement une imitation, mais aussi un jugement de sa part. Cette distance critique ménage une place indispensable à la reconnaissance et à l'affirmation de sa propre personnalité.
C'est dire que l'enfant, même et surtout au plus fort de la contestation adolescente, a un besoin vital que ses parents tiennent fermement leur propre position. S'ils rendent les armes, s'ils en viennent, comme on le voit parfois, à inverser les rôles et à considérer leur enfant comme un modèle idéal qu'eux-mêmes doivent suivre, ils l'empêchent de conserver la distance libératoire.
Celui-ci risque alors d'aller chercher ailleurs un modèle qui lui semble plus fiable. Le monde étant ce qu'il est, il se pourrait qu'il tombe sur un chef de gang, un gourou sectaire, voire un recruteur de l'«Etat islamique». Ces autorités dévoyées offrent au jeune adolescent une cause qui le dépasse, un cadre de décision simple et clair, une vie apparemment pleine de sens. Faute d'un modèle humain, certains adolescents préfèrent encore suivre un modèle inhumain que se trouver face au vide.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 26 janvier 2016)