Les conditions de la décroissance
Peut-on croître continuellement, devenir toujours plus nombreux, construire toujours davantage, produire toujours plus d'énergie, renforcer sans cesse le pouvoir de l'homme sur la planète et son climat, sur lui-même et ses semblables? Non, répondaient en 1974 les partisans de la «croissance zéro». Il faut même décroître, disent aujourd'hui leurs successeurs, il faut en finir avec cette croissance indéfinie, cette obsession du «toujours plus» qui nous conduit «droit dans le mur».
Les arguments sont connus: les ressources de la planète s'épuisent, les terres cultivables se raréfient, des espèces animales et des plantes disparaissent à tout jamais, le climat se réchauffe. Nous produisons des déchets nucléaires dont la durée de nocivité est inimaginable. Les moyens illimités de l'informatique sont à la disposition des criminels autant que des sages. Les maladies vaincues sont remplacées par des affections moins identifiables, désordres fonctionnels ou psychiques. Les parasites se renforcent des produits qui les combattent.
Nos maîtrises sectorielles entraînent une perte globale de maîtrise.
Il reste que la vie est croissance et multiplication, et que l'homme, libre, reste un conquérant, un chercheur, un créateur. Il y a peu de chances qu'il décide librement de décroître. Aussi certains partisans de la décroissance se sentent-ils légitimés à le placer sous la tutelle de lois écologiques et économiques aussi étendues que détaillées.
En prenant quelque distance, on s'aperçoit que ces grandes machines législatives engendrent une administration étatique croissant vertigineusement, plus vétilleuse et intrusive que jamais. Leurs initiateurs «décroissants» restent donc, à leur insu, dans le «paradigme» de la maîtrise croissante du monde.
Et il en va de leurs lois énormes et réalisées dans l'urgence comme de ces médicaments qu'on met sur le marché – rentabilité oblige – avant d'avoir fait tous les tests nécessaires: on court le risque d'effets collatéraux peu souhaitables.
A notre sentiment, la croissance est bonne aussi longtemps qu'elle respecte plus ou moins la nature des chose et qu'elle intègre solidairement l'entier du pays dans son développement. Cette solidarité, pondérant les intérêts des uns par ceux des autres, empêche beaucoup de folies et assure à tous un rythme de changement supportable. En ce sens, on peut dire que la prospérité suisse d'après la guerre fut, dans ses grandes lignes et jusque dans les années septante, la prospérité de tous.
La décroissance – dont nous ignorons si elle est seulement possible – n'aura de sens et d'efficacité que si, à l'image de la bonne croissance, elle intègre avec justice et proportionnalité l'ensemble des intérêts des personnes libres et des corps autonomes dont elle entend modifier les comportements.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 13 juin 2017)