L'étincelle qui manque à la machine
L'«intelligence artificielle» (IA) nous annonce un avenir plein de promesses et tout autant de menaces. Les promesses, c'est la prise en charge de notre quotidien par la montre intelligente, la maison intelligente, la voiture intelligente; c'est la sécurité et la santé, une vie plus longue et sans souffrances; c'est l'épanouissement de toutes nos facultés. Les menaces, c'est la prise de pouvoir et de contrôle par les machines, le chômage par la robotisation, la disparition de la personne autonome.
Pour autant, est-il approprié de parler d'«intelligence» artificielle? Certes, l'ordinateur qui nous remplace dans un nombre croissant d'activités, les machines qui se réparent ou intègrent d'elles-mêmes des procédures nouvelles, sans parler de la voix de Siri, mon assistant numérique, toute l'évolution technique évoque une humanisation progressive de la machine.
Néanmoins, il y a, dans l'intelligence de l'homme, même du plus sot, une étincelle qualitative qui la distingue fondamentalement de celle du plus performant des ordinateurs. C'est l'étincelle naturelle – et spirituelle – qui s'éveillait déjà dans la cervelle osseuse de l'homme de Cro-Magnon, qui ouvrait son regard sur l'univers entier et qui s'obstine à briller en chacun d'entre nous.
L'intelligence artificielle de la machine, quant à elle, n'est que le reflet de l'étincelle qui éclaira son inventeur.
L'intelligence de l'homme réside dans sa capacité d'établir une relation adéquate entre un objet particulier, quel qu'il soit, et la vérité. Le jugement ainsi posé n'est pas la résultante mécanique de causes antérieures. Il échappe, au moins partiellement, au jeu binaire des «oui/non» de l'ordinateur. Il est libre et toujours renouvelé.
Au sens strict, ce jugement ne serait complet qu'en intégrant tout ce qui touche à son objet, si lointainement que ce soit. C'est dire qu'il faut à l'homme beaucoup de peine et de temps pour former un jugement imparfait. La machine ne fait pas tant d'histoires. Ses jugements et décisions sont immédiats et sans appel.
Ne nous en prenons pas à la machine, dont les neurones numériques sont des plus utiles dans les statistiques, la production industrielle, la recherche aux limites des sciences dures, etc. Mais ses compétences sont plus lacunaires au fur et à mesure que le domaine traité s'élève. En matière économique, sociale ou politique, par exemple, elle néglige des données humaines capitales, mais non quantifiables, que l'intelligence naturelle, nourrie d'expérience, intègre spontanément.
Notre tentation, qui procède du désir de confort, mais aussi de la fascination pour le dieu abstrait et conquérant de l'IA, est de négliger l'étincelle de l'intelligence humaine, de préférer, à notre jugement libre et faillible, la trompeusement exacte numérisation du réel.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 15 mai 2018)