À quoi penses-tu, assis sur ton tracteur?
À quoi penses-tu, assis sur ton tracteur? Dans le froid, tes doigts serrent la clef de contact. Mais l’élan pour la tourner, cet automatisme de tes 14 ans, ce matin tu ne l’as plus. À l’écurie, tu es allé «gouverner». Ce mot chargé de symbole – pouvoir absolu d’un monarque en son royaume – t’évoque plutôt une corvée. Tu es fatigué. Non pas des réveils à l’aube et des nuits de vêlages, mais par un sentiment de vide.
Enfant, ce métier t’avait enivré. Ton grand-père te contait l’aventure que fut sa jeunesse. Il te narrait l’aura qui après la guerre enveloppait ces paysans et leurs épouses qui, entre plan Wahlen et périodes de mobilisation, avaient sauvé la Suisse. Les yeux brillants, il peignait l’enthousiasme de ses camarades de Marcellin pour les nouvelles techniques et la mécanisation. Cette génération donna son énergie pour adoucir un métier dur.
Puis tu t’élançais à vélo sur les chemins en béton auxquels donnèrent naissance les remaniements parcellaires. Ces marchandages de tapis avec l’accent vaudois avaient fait disparaître les haies et enfoui les ruisseaux.
Ton père vécut les premiers changements: l’arrivée de la production intégrée marquait les débuts de l’agriculture biologique. En 1992, sur fond d’accords du GATT puis de l’OMC, tu le vis, un soir à la cuisine, se pencher inquiet sur une déclaration de paiements directs. Jamais tu n’oublieras la tristesse avec laquelle il confia à ta mère son sentiment d’être devenu un fonctionnaire.
Un stage en France te fit entrevoir la vraie agriculture productiviste. Sur un seul domaine, des milliers de cochons côtoyaient des centaines d’hectares traversés de batteuses en ligne de bataille. Tu compris, méfiant, combien l’agriculture suisse risquait de tenir de la réserve d’Indiens. Alors que les urbains rêvent d’Europe, et qu’on taxe tes réticences de nationaliste, tu cauchemardes en imaginant du blé roumain ou polonais se déverser dans les silos des Moulins de Cossonay.
L’école d’agriculture terminée, tu réussis encore, autour de 5 heures du matin, à passer d’une tonnelle de giron à l’écurie. Le soleil vous avait surpris en plein débat sur les mérites laitiers de la red holstein.
Avec ta sœur et ton frère, ton père t’emmena enfin chez le notaire. La valeur de rendement joua sa musique envoûtante: tu «reprenais». Puis ton père déclina. Tu devins vraiment et enfin seul maître à bord. Tes enfants ont 12 et 10 ans. Et, sincèrement, tu ne te vois pas leur transmettre le domaine. De tes amis de Marcellin, un s’est donné la mort, un autre est en faillite et sous curatelle. Tu penses arrêter les vaches. Il n’y a déjà plus de laiterie au village. Tu te dis que la prochaine initiative «antiphyto» pourrait bien passer, et frissonnes en pensant que la moitié de la population te hait tout en te rêvant «acteur de la transition».
Tu soupires et tournes la clef. Les Vaudois doivent bien manger.
(Félicien Monnier, 24 heures, 27 février 2024)