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Actualités  |  Mardi 10 septembre 2024

A l’assaut des mousquetaires

Il est des sagas littéraires qu’on approche comme on prend un bastion. Récemment et presque simultanément, deux amis ont attaqué «À la recherche du temps perdu», de Marcel Proust. Chacun à sa manière: le premier s’enfermait dans une pièce sans bruit où il lisait une heure par jour. Le second lisait partout où il le pouvait, sans autre discipline qu’une opiniâtreté confinant à l’obsession. Un jour, il me confia hors de propos comme s’il s’agissait d’un trop lourd secret: «J’en suis à «Albertine disparue», l’avant-dernier des sept volumes.

M’étant adonné lentement et sans grande discipline à un même genre d’aventure, je viens de terminer le dernier des 260 chapitres du «Vicomte de Bragelonne», sobrement intitulé «La mort de M. d’Artagnan». Il clôt la trilogie des mousquetaires d’Alexandre Dumas. Elle avait commencé plusieurs milliers de pages plus tôt par la remise par son père à un jeune Gascon de 18 ans d’un cheval jaune, de quelques écus et d’une poignée de conseils. Le plus célèbre d’entre eux – «Battez-vous, d’autant plus que les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre» – lançait l’une des œuvres les plus importantes de la littérature française du XIXe. À la hauteur des «Misérables» ou de «Madame Bovary». Entre deux sortait l’adaptation du roman au cinéma.

Un vieux copain moqua ce qu’il appelait «des goûts d’adolescents». Et alors? Le panache dans l’action ou l'amitié jusqu'à la mort ont bien de quoi faire briller les yeux d’un lecteur, quel que soit son âge. D’autant plus en nos temps troublés de solitude électronique.

Mais le succès universel de l’œuvre est ailleurs. Pour sa trilogie, Dumas choisit cette période cruciale de l’histoire européenne qui voit l’État moderne vivre, précisément, son adolescence. Les derniers soubresauts du Moyen Âge sombrent en même temps que la Fronde des grands du royaume. L’avènement du Roi-Soleil auquel Dumas fait dire, à l’attention de d’Artagnan: «Je suis la tête, moi», marque une étape décisive sur le chemin de la Révolution française, de l’abstraction de ses institutions et de sa terreur idéologique.

Simultanément, Dumas fait traverser ce demi-siècle à quatre amis aux tempéraments marqués au point de fonder des archétypes. D’Artagnan, éternellement jeune, porté au service, sagace et décidé. Porthos, Gargantua du Grand Siècle, fort à table, en amitié et à la bagarre. Athos incarne la noblesse dans ce qu’elle a de plus pur: désintéressée, permanente, fidèle à sa parole, attachée aux principes. Insaisissable, Aramis ne se donne jamais sans arrière-pensée. Il connaît le dessous des cartes parce qu’il ne cesse de les redistribuer.

Nous devons à Dumas de nous avoir donné, en quelque 4000 pages, des leçons de politique, de psychologie et de style qu’aucun livre de sociologie ou d’histoire ne nous donnera jamais. Servez-vous un verre d’armagnac et ouvrez «Les trois mousquetaires». Mordioux!

(Félicien Monnier, 24 heures, 10 septembre 2024)