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De quelques mendiants

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1836 9 mai 2008

Dans les années cinquante, il n’y avait guère de mendiants à Lausanne. Je ne me rappelle qu’un violoniste des rues qui jouait à Saint-François, devant la maison Bonnard. Je ne saurais dire s’il jouait bien ou mal. Chaque fois que nous passions, ma mère me donnait vingt centimes que je versais dans une petite boîte ronde montée sur un pied métallique. Sa silhouette trapue, son veston de velours noir, ses yeux fermés, sa lippe inférieure proéminente et son menton dissymétrique faisaient partie du décor. Maint parent le soupçonnait d’être «plus riche que nous».

Ce symbole d’une société si intégrative qu’elle avait une place même pour ses losers s’appelait Favre, à ce que certains croient se rappeler. Il a disparu depuis longtemps, remplacé progressivement par une vague de mendicité anonyme et vagabonde, phénomène de décomposition sociale qu’on croyait à l’époque réservé à l’étranger.

Des jeunes gens vous accostent pour vous demander de quoi «boire un café», «prendre le train» ou «dormir à la Marmotte». Que faire? Les quatre sous rituels de Favre ne sont plus de mise. Faut-il donner, avec tous les risques de se faire berner? Ne pas donner en se disant tout au long du chemin qu’il l’aurait peut-être fallu? Ou ne pas donner tout en s’indignant suffisamment contre l’incurie des pouvoirs publics pour se sentir délié de toute obligation? Se dédouaner en affirmant in petto que «je ne donne jamais rien, pour des motifs philosophiques»? Quoi qu’on fasse, on est insatisfait.

Peut-être cette insatisfaction est-elle encore le sentiment le plus juste. Acceptons-la comme on accepte ses petites infirmités personnelles, plutôt que de l’évacuer confortablement par un jugement définitif – «tous des flemmards!» – ou par la banalisation – «c’est son choix». Acceptons donc qu’une demoiselle nous dise: «On vient de voler mon sac avec tout mon argent, vous pourriez me dépanner?» Il y a des modes, très fugaces, dans la mendicité. Le coup du sac volé est tout récent, du moins en ce qui me concerne.

Tard le soir, une toute jeune femme demande une aide à un passant. Il refuse, elle éclate en sanglots déchirants: «C’est toujours comme ça, j’ai pas de chance…». Votre petit coeur fond et vous lui remettez quelque monnaie. Vous êtes content de vous: un vrai chevalier blanc au secours de la jeunesse meurtrie! Patatras! deux jours après, vous avisez une autre jeune fille qui joue la même scène au mot près. Le chevalier est blanc de colère, blanc de la farine dans laquelle on l’a roulé.

Il n’y a pas que des jeunes. Je pense à cette dame échevelée et hagarde qui erre avec ses sacs de vieux journaux et vous demande de lui «prêter» deux francs («je vous les rends cet après-midi à quinze heures au même endroit»), ou à la trentenaire au visage aussi buriné que celui d’un vieux chef indien dessiné par Derib, ou encore au sourd-muet des Carpates avec sa pipe à la José Bové et les petites babioles qu’il pose sur la table des consommateurs dans les restaurants.

Et puis il y a ceux qui s’installent pour faire la manche. Un Brésilien, infirme et habile, jongle avec un ballon de football et ses deux cannes anglaises. Un jeune homme assis sur l’un ou l’autre seuil de maison tient une pancarte «J’ai faim». Il inspire la pitié. Et puis, on le revoit trois mois après, derrière le même panneau, pas moins joufflu, et toujours aussi affamé. On se prend alors à caresser des pensées extrêmement réactionnaires.

Il y a les musiciens, je veux dire des vrais musiciens. Il y a deux ans, on dégustait un harpiste dont les notes perlées enchantaient littéralement les rues; un guitariste, aussi, au vaste répertoire. On ne les entend plus; je pense et j’espère qu’ils ont trouvé un travail en rapport avec leur talent. Un accordéoniste passe de temps en temps, qui tire de son instrument les sons formidables d’un orgue. Quand il attaque la Toccata et fugue en ré mineur, le quartier tremble sur ses bases. Ces gens-là embellissent la cité. Ce sont des artistes plus que des mendiants. L’argent qu’on leur donne correspond à une prestation réelle, ce n’est pas une aumône mais une petite tranche d’un salaire mérité.

Il y a aussi les inclassables, comme cet homme entre deux âges qui jouait sur une batterie de deux cent trente-cinq récipients de verre plus ou moins remplis, installés sur un complexe appareil de planches et de poutres: un orchestre à lui tout seul. Après un numéro hallucinant exécuté au haut de la rue du Grand-Saint- Jean, je l’ai vu recevoir une standing (évidemment, dans la rue!) ovation des soixante ou septante personnes qui s’étaient agglutinées, bouche ouverte, autour de lui. Je pense encore à cette vieille dame digne qui sifflait avec la langue et le palais, presque sans ouvrir la bouche. Elle interprétait des vieux cantiques et des standards d’autrefois, La colline aux oiseaux ou Le clocher de mon village. Elle a disparu.

Et puis, il y a les mendiants non-musiciens, ce qui ne serait pas répréhensible s’ils ne s’obstinaient à faire de la musique. Il paraît qu’ils doivent subir un examen pour avoir le droit de se répandre dans les rues. Bon, ce qui est sûr, c’est qu’ils ne le passent pas au Conservatoire! Ils n’ont jamais appris à jouer, ils n’ont pas de talent et s’acharnent à nous le démontrer (fausse) note après (fausse) note, tel ce «joueur» de clarinette qui massacre depuis plusieurs années la première moitié d’O sole mio. En général, il s’installe sous mes fenêtres en fin de matinée et m’empêche de bien travailler. Je ne lui donne jamais rien. Comprenez que je lui donne positivement rien, passant devant lui avec un sentiment de satisfaction vengeresse.

A propos, ce violoniste exécrable qui exécutait, au sens strict du mot, des partitions heureusement non identifiables… il a fallu que j’écrive cet article pour me rendre compte que je ne l’ai pas entendu depuis des mois! C’est toujours ainsi, l’homme s’habitue au bonheur. Le silence si désirable engendré par son absence me cause infiniment moins de satisfaction que sa présence cacophonique ne suscitait en moi de pulsions meurtrières.

Même chez les non-musiciens, certains jouent encore moins bien que d’autres. De l’Est, certains sont récemment arrivés qui ne connaissent même pas l’existence de la musique. Ils s’assoient dans un coin et soufflotent, chicotent ou tapotent aléatoirement dans ou sur leur instrument. Musicalement, ils sont tous incroyablement nuls, mais disent «bonjour» très gentiment, sourient et quêtent votre regard en inclinant la tête.

Ils sont organisés. Ils se plient au règlement communal, et limitent leur récital à une demi-heure… mais n’arrêtent pas le carnage pour autant. Ils se déplacent simplement un peu plus loin pour une autre demi-heure, et la place qu’ils viennent d’abandonner est immédiatement reprise par un compère. Mon sentiment est qu’ils sont amenés chaque matin en minibus par un chef de bande qui relève les compteurs le soir et les ramène à leur taudis en ne leur abandonnant que le minimum survital.

L’un de ces non-musiciens extrêmes mérite une mention particulière. Vous le reconnaîtrez à ceci qu’au moment où vous arrivez il ne joue pas. Il manipule son violon dans tous les sens. Il tourne une cheville d’un côté, puis de l’autre, très concentré. Il approche gravement son oreille de la caisse de résonance, éloigne l’instrument et le tient à bout de bras avec un regard spectaculairement inquiet. Puis il se rassérène et se met à le lustrer, avec un soin non moins théâtral, au moyen d’un vieux chiffon… La représentation, indéfiniment extensible, dure le temps que vous soyez hors d’atteinte sonore ou visuelle. La vérité est qu’il ne joue jamais! Jamais une seule note! C’est une circonstance atténuante majeure qui justifie une obole.

Peut-être est-ce lié à la décision de Genève d’interdire la mendicité, mais à Lausanne, les non-musiciens sont chaque semaine plus nombreux. Plus nombreux et moins harmonieux: on est à la limite de la mendicité toute nue, sans musique, sans pancarte, sans «bonjour», sans regard, telle que je l’ai rencontrée au haut du Petit-Chêne: un homme dans la trentaine, physiquement bien portant, à genoux, l’oeil vide et la main tendue. Cette installation dans la mendicité ordinaire et durable inspire plus d’incompréhension vaguement répulsive que de pitié.

Enfin, il y a la contrainte et l’exploitation pure et simple. Au bout de la passerelle du Flon direction Montbenon, on voit souvent un adolescent assis par terre toute la journée, et qui se balance d’avant en arrière avec l’harmonica de rigueur. Il n’a pas l’air d’un demeuré. Il devrait être à l’école ou apprendre un métier. S’il est mendiant à quinze ans, que fera-t-il à quarante? Ses parents auraient des comptes à rendre. A l’autre extrême des âges, on a vu durant une ou deux semaines une très vieille femme accroupie par terre, presque prosternée, avec une petite boîte devant elle. On ne distinguait pas son visage, qui touchait presque le sol, ni ses mains, qui étaient sous elle: un pauvre tas de chiffons au milieu du chemin, d’où s’échappaient quelques couinements musicaux. Elle ne sévit plus depuis quelques jours. J’aimerais apprendre que c’est parce qu’on a appréhendé le maquereau qui la déchargeait chaque matin et venait la récupérer le soir, spéculant salement sur la mauvaise conscience des gens ordinaires.

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