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La louange indirecte

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1842 1er août 2008
On a vu, ces dernières décennies, des assemblées de protestants croître en marge des Eglises officielles, jugées trop molles. On les désigne généralement sous le nom d’«évangéliques». Comme si un chrétien pouvait ne pas être évangélique! Ils se signalent par leur connaissance des Ecritures, la foi qu’ils proclament sans craindre les moqueries ou les injures, leur effort pour mener une vie à la hauteur de leur foi, leur crainte d’être infidèles, ou tièdes, la solidarité qui lie leurs assemblées.

Chaque confession chrétienne a ses dérives propres, qui sont les ombres de ses qualités. Les évangéliques n’échappent pas à la règle.

Leur volonté de cohérence les pousse à invoquer Dieu à tout propos et quelquefois, estiment certains, hors de propos… «A temps et à contretemps», rectifieront-ils avec saint Paul. Toute parole qui ne se réfère pas explicitement à Dieu est un peu suspecte à leurs yeux. Toute relation de cause à effet qui ne Le mentionne pas est bancale. Tout texte philosophique, toute étude historique, toute théorie scientifique, tout poème ou oeuvre d’art leur paraît frivole et trompeur s’il ne se réfère pas explicitement à Dieu. Nous aimerions leur montrer qu’ils se trompent sur ce point.

Une louange ne vaut que si elle est pleinement vécue. Le pasteur Hentsch, présentant l’Office divin aux nouveaux participants du camp de Valeyres, souligna une fois la difficulté qu’il y avait à atteindre cette plénitude, ne fût-ce que le bref temps d’un Notre Père. Pour parler de Dieu en permanence sans lasser ses auditeurs, il y faut des qualités exceptionnelles de foi et d’humilité. Il y faut cette énergie physique et psychique dont saint Paul était plein, qui renouvelle la parole et l’oriente sans cesse vers sa finalité. A ce défaut, l’invocation constante devient présence encombrante, indiscrète voire dissuasive, moulin à prière et langue de bois: forme contradictoire d’infidélité, qui découle d’une volonté d’être fidèle à chaque instant.

Cette tentation n’est certes pas réservée aux évangéliques. Les formules les plus lourdes de sens et les plus tragiques de l’histoire du monde, «unique et trois fois saint», «sauveur du monde» ou «mort pour nos péchés», sont souvent utilisées par nos pasteurs à la seule fin d’équilibrer une fin de phrase un peu abrupte. On parle mal de Dieu quand on en parle trop. Et nous en parlons trop non quand nous en parlons beaucoup, mais quand notre langue va plus vite que notre intelligence ou notre coeur.

Le parti pris de louange explicite permanente finit par exténuer non seulement l’auditeur, mais les mots euxmêmes, peu à peu vidés de leur substance. Il révèle aussi une attitude trop craintive et négative face au trésor du monde.

Comme tout créateur, Dieu se révèle dans son oeuvre. En parlant de cette oeuvre, c’est de lui qu’on parle, même si c’est de façon détournée. Le politicien qui réalise le bien commun de son pays agit conformément à la volonté de Dieu. Le païen Aristote posant la nécessité d’un «moteur non mû» parle de Dieu. Heisenberg qui conçoit le principe d’incertitude et Einstein qui le conteste, Baudelaire quand il écrit «La Chevelure», Corot qui sauve Daumier de la misère en lui offrant une maison pour abriter sa vieillesse, tous, ils parlent de Dieu. Ils en parlent parce qu’ils cherchent activement la vérité, la beauté, la bonté et l’unité, et que toutes ces qualités existent éminemment en Dieu, qu’elles procèdent de Lui et qu’en les cherchant dans les choses du monde, c’est en fin de compte Lui que le poète, le philosophe, l’homme de bien, le politique cherchent et parfois trouvent, dans l’aboutissement de leurs efforts. Et c’est là qu’Il les attend. Ils ne le savent pas toujours, ils le nient en général, certains avec fureur. Mais ils sont «à bout touchant» et leurs oeuvres plaident pour eux.

C’est cela et cela seul qui fait qu’un peintre non croyant peut être un grand peintre, qu’un philosophe peut philosopher sans faire de la théologie, qu’un scientifique respectueux des règles de son activité peut atteindre quelque chose de la vérité, qu’un politique non chrétien peut réaliser le bien commun de son peuple. A l’inverse, on peut être chrétien, peindre des sujets chrétiens et déboucher sur un résultat consternant. Combien d’oeuvres sulpiciennes écoeurantes ont été réalisées avec une foi sincère!

Artistique, scientifique, philosophique, morale, la louange indirecte n’atteint pas, faut-il le dire, aux vérités surnaturelles révélées par l’Ecriture. Mais elle prépare certains à les accueillir. Plus d’un chrétien strict la réprouvera comme un divertissement. Il la jugera suspecte d’orgueil ou d’idolâtrie. Elle peut l’être. Et pourtant: Dieu a fait le monde distinct de lui et il l’a jugé bon. Il a jugé utile de le sauver et d’y mettre le prix. Ce n’est pas pour rien. Contemplant une simple pierre, un évangélique m’expliquait précisément sa beauté par la présence de Dieu en elle. C’est la question: la conscience de la présence de Dieu dans l’univers, et jusque dans ses parties les plus pauvres, en réduit-elle ou en augmente-t-elle la valeur propre à nos yeux?

A côté de la louange directe qui exprime la foi dans le témoignage des apôtres, il y a une place pour la louange indirecte. Elle unit le chrétien et l’incroyant, sans équivoque et sans infidélité, dans la contemplation libre et admirative des reflets du Créateur au sein de son oeuvre.

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