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La disparition des langues

Lars Klawonn
La Nation n° 1879 1er janvier 2010
Dans un livre d’entretien, paru récemment aux Editions Capricci, le cinéaste allemand Werner Herzog parle d’un projet qui lui tient à coeur, un projet à long terme: «La réalisation d’un film sur les langues qui sont en train de mourir, les langues dont il n’existe plus aujourd’hui qu’un seul représentant.» Plus en avant, il poursuit: «L’opinion publique – je parle de la perception la plus commune – s’inquiète constamment de la disparition ou de la diminution du nombre de baleines ou de léopards des neiges, de la disparition de certaines fleurs de la surface de la terre. Mais je n’entends personne s’exprimer publiquement sur la disparition des cultures et des langues humaines.»

Une langue n’est pas un simple outil de communication. Elle entretient des liens profonds avec son passé. Elle est une manière spécifique de voir le monde. Elle se forge dans la relation qu’elle nourrit avec l’endroit, le pays, où habite le peuple qui la parle. La topographie, les conditions météorologiques, les saisons, la vie sociale, les moeurs, les croyances, les liens familiaux, les métiers, les conditions économiques, tout cela constitue la base de son développement. Toute langue est une façon organique et unique de voir le monde. Quand elle n’est plus transmise aux nouvelles générations, elle se met en danger d’extinction.

Pourquoi les langues disparaissent-elles? Le linguiste Claude Hagège s’est penché sur la question. Les raisons sont nombreuses: la précarité des langues parlées par de petites communautés, le pouvoir de nivellement qu’exerce la présence d’une langue dominante, instaurant une sorte de bilinguisme forcé, le saccage de la forêt qui disloque la vie des populations primitives, l’expansion de la société industrielle, la mondialisation et la diffusion planétaire de l’anglais. Son excellent Dictionnaire amoureux des langues offre à ce sujet un véritable florilège des langues en difficulté. On y trouve des exemples de tous les continents (cf. le chapitre Langues en danger).

La menace ne pèse cependant pas que sur des langues exotiques et minoritaires. Elle concerne aussi le français, l’italien, l’allemand, et d’autres langues européennes, des langues qui ne sont pourtant pas en danger de mort. La pression de la modernité favorise une anglomanie de plus en plus aiguë. Dans certains pays, les parents refusent même de parler et de transmettre leur langue maternelle de peur de compromettre l’accession à une bonne carrière professionnelle de leurs enfants. Hagège dénonce «cette haine de soi et de sa propre langue» qui frappe encore plus les émigrés alors que conserver les liens avec la culture et la langue d’origine n’empêche jamais une assimilation réussie. Le linguiste français parle de «suicide linguistique», une véritable maladie qu’il s’agit de combattre, et donne des exemples d’ethnies qui résistent contre la pression des langues plus répandues qui les cernent, grâce à leur «enracinement dans une identité», défiant ainsi «les dangers de dissolution.»

La mondialisation résulte pour une large part de la volonté de domination économique et politique du monde anglophone. L’imposition de la langue fait partie des moyens d’asseoir cette domination. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que l’Europe unie n’insiste pas spécialement pour faire apprendre les langues. Les bureaucrates de Bruxelles ne font aucun effort pour respecter l’autre dans sa culture et dans sa langue. Mais comment peut-on communiquer dans ces conditions? On parle d’Europe unie, mais avec ce broken english, l’unité n’est pas pour demain, et c’est tant mieux.

La vraie menace ne vient pourtant pas de l’anglais. Elle ne vient pas de l’extérieur. Elle est interne et c’est justement pour cela qu’elle est d’autant plus redoutable. D’après François Taillandier, de profondes transformations générales ont bouleversé le rapport traditionnel de l’homme à sa langue. Dans son livre Une autre langue, l’essayiste et romancier explique que la finance et le mercantilisme mondiaux «ont pour caractéristique, sinon pour objectif, la délocalisation et le déracinement de tout le monde et de tout.» Il poursuit: «La réussite dans ce monde-là résultera d’une aptitude permanente à être un émigré heureux. La nostalgie n’est pas une valeur à la hausse; on est prié d’aimer l’exil.» On s’imagine sans peine que l’émigré heureux ainsi décrit, le touriste perpétuel, n’aura que faire de la multitude des langues. N’ayant plus d’attaches ni avec un pays ni avec une langue en particulier, il se contente volontiers d’un broken english, cette communication débile, cet anglais véhiculaire, «l’anglais d’aéroport».

Deux idées opposées s’affrontent à l’intérieur même des sociétés occidentales: d’une part, la langue considérée comme construction historique et philologique, et, d’autre part, la langue de la consommation. La première est une forme culturelle; elle entretient «des liens avec la profondeur d’une civilisation». La deuxième se veut un instrument neutre, «de pure transparence et de pure circulation». Le grand bouleversement, selon Taillandier, c’est que la langue de la consommation rompt complètement avec la langue historique dont elle est le hideux avorton. Il y a donc coupure avec l’héritage de notre passé. Il y a coupure, refus du passé et régression. La langue cesse d’être consciente d’elle-même, de ses règles, de la richesse de son lexique et de la finesse de son expression; elle cesse d’être consciente de sa littérature et de sa poésie; elle cesse de constituer l’espace et le temps intérieurs dont l’homme a besoin, la richesse d’une vie intérieure, laquelle ne se construit que dans l’écart d’avec le monde, et dans la conscience qu’on a de soi-même.

Taillandier explique que la langue de la consommation réduit la parole à l’oralité, c’est-à-dire à une espèce d’expression verbale approximative, primaire et déstructurée, un bégaiement imitatif, onomatopéique et puéril. En effet, au train où vont les choses, on sera bientôt obligé d’admettre que certaines espèces d’animaux, comme le chimpanzé et le dauphin, disposent de moyens de communication supérieurs en complexité à l’humanoïde urbain, tout juste capable d’énumérer peut-être deux cents mots.

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