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Heurs et malheurs de l’armée de métier

Pierre-François Vulliemin
La Nation n° 1896 27 août 2010
Début de juillet, le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) a lancé une initiative intitulée «Oui à l’abrogation du service militaire obligatoire». Contre toute évidence, le GSsA affirme ne pas viser en l’occurrence la disparition de l’armée suisse. Nous n’en croyons rien. En fait, nous refusons de prêter un quelconque crédit moral à une organisation qui a opté pour la politique des petits pas et refuse même de l’avouer. En effet, le nom du GSsA et toute son histoire nous renseignent sans détour sur le but obsessionnel que poursuit ce groupe. Que l’histoire dudit groupe soit émaillée d’échecs n’est du reste pas fait pour nous rendre sympathiques ces acharnés.

Mais passons. Depuis les débuts de la campagne, le GSsA présente l’instauration d’une armée entièrement professionnelle comme une solution acceptable. Et c’est cette assertion extrêmement douteuse que nous aimerions examiner ici.

Celui qui commande doit tenir le couteau par le manche

La séparation entre l’armée, détentrice de la force militaire, et la population au service de laquelle l’armée oeuvre, ou du moins devrait oeuvrer, crée un risque pour la population. Les divergences de vues et d’intérêt entre ceux qui donnent les ordres et ceux qui tiennent le couteau par le manche sont lourdes de disputes. Certes, nos contemporains occidentaux ont relégué la crainte d’un putsch militaire en terres européennes dans le domaine de la fiction, un peu comme ils refusent ne serait-ce que d’admettre la possibilité d’une guerre avec leurs voisins. Nous croyons cependant que seules l’idéologie et l’absence quasi totale de profondeur historique permettent un tel aveuglement.

Nous nous rendons compte du peu de portée de l’argument du putsch dans l’esprit de nos contemporains. De plus, pour parler franchement, tout ce que nous savons des chefs militaires actuellement en place tend à nous rassurer sur ce point. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est rassurant de voir l’armée et la population se confondre, même très partiellement.

Une armée professionnelle coûteuse

En plus de la crainte d’un putsch, nombre d’arguments plus «présentables» plaident contre l’armée professionnelle ou invitent du moins à la plus grande prudence. Commençons par parler argent, puisque cela touche même les idéologues indifférents à l’histoire. Une armée professionnelle coûte cher pour deux raisons au moins. Premièrement, la carrière militaire implique une retraite plutôt précoce, puisqu’on n’apprécie guère de voir sa défense assurée par des vieillards ou même des hommes bien mûrs. La professionnalisation exige par conséquent de verser très tôt, au terme d’une courte carrière, des retraites assez coûteuses.

Deuxièmement, une armée professionnelle ne peut se permettre l’économie d’équipements extrêmement coûteux. Une telle armée se doit en effet de mettre à la disposition de ses troupes le matériel le plus sophistiqué possible. C’est une manière non seulement de justifier l’emploi de professionnels seuls capables de faire bon usage de ce matériel, mais encore de compenser une inévitable réduction du nombre de soldats.

Une armée professionnelle peu rentable

Bien qu’elle coûte cher, une armée professionnelle n’a jamais les moyens de s’offrir ce qu’une armée de milice peut se permettre. Prenons un exemple parmi d’autres, celui des spécialistes de l’exploitation ou de l’attaque des réseaux informatiques. Ces spécialistes jouent aujourd’hui un rôle important dans la plupart des conflits. Or, les salaires que ces personnes touchent dans la vie civile dépassent même ceux des militaires du plus haut rang. C’est-à- dire qu’il est à peu près impossible de s’offrir les services de telles personnes sur les budgets militaires. Le système de milice permet cependant d’accéder pour un prix relativement bas à un gigantesque réservoir de personnel. De plus, le système de milice se distingue de l’armée professionnelle parce qu’il ne se place que très rarement en concurrence directe avec l’économie privée. Une armée de milice peut donc s’épargner de mener une course au salaire qu’elle sait ne pas pouvoir remporter1.

A cela, il convient d’ajouter que, toutes réduites en nombre qu’elles puissent être, les armées professionnelles doivent former pléthore de soldats capables de mener à bien leur mission. Las, les armées professionnelles occidentales et leurs budgets réduits ne peuvent pas surenchérir par rapport aux salaires proposés par les sociétés militaires privées. Il en résulte qu’elles voient partir chercher fortune dans le privé des personnes qu’elles ont formées à prix d’or, sur les deniers publics et pour un usage extrêmement limité dans le temps.

Une planche de salut pour les populations les plus mal intégrées

La vocation pour le métier des armes, aussi noble soit-elle, n’est malheureusement jamais assez répandue pour garnir les rangs d’une armée. De la sorte, toute armée professionnelle finit fatalement par devenir la planche de salut des populations les plus mal intégrées. Une armée entièrement professionnelle propose en effet nombre de places de travail assez ingrates et mal payées. C’est-à-dire qu’elle propose des places de travail dont ne veulent que les soldats par vocation ou les pauvres diables incapables d’obtenir mieux.

Nous sommes bien évidemment conscients de la nécessité de se soucier des citoyens incapables de s’intégrer, ne serait-ce que parce que le désoeuvrement conduit à tous les désordres. Il nous semble cependant tout sauf adéquat de confier la force militaire à nos concitoyens les moins aptes à s’occuper d’eux-mêmes. Il en va rien moins que de notre sûreté intérieure et de notre sécurité face à une attaque extérieure. Sans parler d’une éventuelle représentation militaire à l’étranger.

Et la levée en masse?

Nous ne pouvons que rejeter l’idée d’instaurer une armée entièrement professionnelle en lieu et place de notre armée largement milicienne. On nous objectera peut-être que la levée en masse jette des peuples tout entiers les uns contre les autres, là où les guerres de professionnels ne voient s’affronter que de faibles fractions des populations concernées. Nous répondons qu’une armée professionnelle, si elle ne remporte pas rapidement une victoire peu coûteuse en hommes, se voit contrainte de regarnir ses rangs dans l’urgence. Pour ce faire, elle finit toujours par enrôler, et par enrôler plus ou moins de force, des citoyens peu ou pas du tout préparés. La franchise oblige à qualifier ces malheureux de chair à canon.

Nous ajoutons que la préparation permanente de citoyens soldats au noble exercice des armes est consubstantielle à l’existence de notre armée de milice et à son caractère traditionnel. Cette solution est aussi éloignée que possible de la réification de soldats envoyés au massacre. Elle présente en outre l’avantage de renforcer le fédéralisme, puisqu’elle permet aux cantons d’envoyer à l’armée fédérale des soldats qui sont des citoyens, et même des citoyens cantonaux prêts à servir l’arme à la main, avant d’être des membres de l’armée fédérale. Ce système permet de rappeler cette évidence si souvent oubliée que chaque homme et chaque sou employé par la Confédération est un homme ou un sou d’un canton particulier.

Décidément, une solution dangereuse, coûteuse et peu rentable, proposée en remplacement d’un système traditionnel, bon marché et même valorisant n’est pas faite pour nous séduire.

 

NOTES:

1 On lira avec intérêt «L’armée de milice et la concurrence économique», article mis en ligne par le lieutenant-colonel EMG Ludovic Monnerat, le 23 novembre 2008. (V. www.ludovicmonnerat.blogspot.com, site continué depuis lors sur www.ludovicmonnerat.com).

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