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La meilleure armée du monde

Jacques Perrin
La Nation n° 1903 3 décembre 2010
Nos conseillers fédéraux devraient beaucoup se taire. Or ils parlent sans cesse, trop pressés de lâcher les «petites phrases» que les médias les invitent à prononcer. Ainsi M. Ueli Maurer a-t-il dit vouloir faire de l’armée suisse «la meilleure du monde». Puis il a prétendu que «les systèmes informatiques de l’armée suisse sont de loin les mieux protégés du monde».

Bien qu’ils procèdent d’une intention louable – tout ministre de la défense souhaite améliorer l’instrument dont il hérite –, les propos de M. Maurer paraissent naïfs.

Est-il tout bonnement possible de définir la meilleure armée du monde? Est-ce une armée qui gagne toutes les guerres dans lesquelles un gouvernement l’engage? Une force si redoutable que personne n’ose s’en prendre au pays ou à l’empire qu’elle défend?

Au vu de la seconde définition, on pourrait conclure que notre armée est déjà la meilleure du monde puisque la Suisse n’a pas été envahie depuis plus de deux siècles. Cette prétention est paradoxale voire ridicule car on ne saurait apprécier la valeur d’une armée qui ne se bat pas…

Jusqu’au 11 septembre 2001, le sol américain non plus n’a pas été violé mais, en décembre 1941, les Japonais ont quasiment anéanti la flotte américaine du Pacifique, ce qui équivalait, pour une puissance habituée à dominer les mers, à un désastre sur sa propre terre.

Souvenons-nous qu’on ne peut juger une armée en dehors du contexte où elle opère. Il faut tenir compte de l’économie, des moyens matériels, des ressources en hommes, du moral de l’arrière, de l’affection dont jouit telle ou telle armée dans la population qu’elle protège, des liens plus ou moins cordiaux qu’entretiennent ses chefs avec les autorités civiles, se demander si celles-ci sauraient tirer profit d’une victoire. La force respectable de son armée et l’envergure de son général n’expliquent pas à elles seules que la Suisse ait été préservée de la Seconde Guerre mondiale.

Quant à notre première définition, on constate qu’aucune armée méritant éventuellement le superlatif de «meilleure du monde» n’a jamais gagné toutes les batailles, loin de là. On a affaire ou bien à une alternance de victoires et de défaites, ou bien à des campagnes commençant de manière tonitruante et s’achevant par des désastres.

Que ce soit à ses débuts ou au faîte de sa puissance, l’armée romaine se heurte à des adversaires coriaces: Belges, tribus bretonnes ou germaniques, Carthaginois, Parthes, Juifs. Les divers sacs de Rome, les Fourches Caudines, la Trébie, le lac Trasimène, Cannes, Arausio (Orange), Carrhes, la forêt de Teutoburg («Varus, qu’as-tu fait de mes légions?») et Andrinople représentent des désastres considérables.

Napoléon met l’Europe à genoux en dix ans (malgré Trafalgar), puis c’est l’Espagne, la retraite de Russie et Waterloo.

De surprenants paradoxes surgissent.

L’Allemagne de 1918 perd la guerre, mais son armée n’a pas été vraiment vaincue et s’est repliée en bon ordre. La France a gagné, mais, ayant dû supporter le gros de l’effort, elle sort des combats saignée à blanc et si affaiblie qu’elle subira ensuite échec sur échec (mai 40, l’Indochine, l’Algérie). Les Américains sont les vrais vainqueurs alors qu’ils ne se sont engagés que tardivement.

Ce que veut dire «gagner une guerre» est aussi difficile à cerner que le concept de «meilleure armée du monde».

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les armées vaincues, l’allemande et la japonaise, étaient les plus valeureuses, même aux yeux de leurs adversaires.

Pour venir à bout des Japonais, les Américains doivent atomiser des dizaines de milliers de civils.

Après des offensives extraordinaires, les Allemands mènent de vigoureux combats défensifs sur deux fronts. Le soldat allemand, combattant au sein de groupes primaires très soudés, est efficace autant dans l’attaque que dans les combats de retraite. Il reste discipliné presque en toutes circonstances, car il est bien commandé par des chefs ayant une grande marge de manoeuvre dans l’accomplissement de leur mission. Mais l’adversaire a plus de moyens, en matériel du côté américain, en hommes du côté russe. Les Russes supportent des pertes énormes, les pires de tous les temps (5600 hommes par jour…). A ce propos, le dissident Alexandre Zinoviev dit: «Durant la dernière guerre, les deux meilleures armées du monde étaient celle des Allemands et la nôtre. L’armée allemande était la mieux préparée à tuer, la nôtre la mieux préparée à mourir. Nous avons surpassé les Allemands en capacité. C’est pourquoi nous avons vaincu».1

L’URSS ne parviendra pas à digérer sa victoire de 1945. La conjonction des ravages de la guerre et d’une idéologie mortifère a peut-être encore des conséquences aujourd’hui. La Russie pâtit d’un taux de natalité fort bas et se dépeuple.

Dans certaines armées, seule une partie peut revendiquer l’excellence, par exemple la Royal Air Force pour la Grande-Bretagne ou l’US Navy et ses excellents amiraux pour l’Amérique.

Après 1945, l’armée américaine paraissait invincible. Elle a pourtant perdu au Vietnam et peine en Afghanistan.

Passons pour finir à l’armée israélienne. Tsahal a passé longtemps et à bon droit, notamment auprès de nos experts, pour la meilleure armée du monde.

Ce fut le cas jusqu’en 1982. La nation et l’armée étaient unies. Nul n’accédait à une haute charge politique s’il n’avait pas commandé une brigade blindée ou une unité de parachutistes. A partir de l’invasion du Liban, les choses se sont gâtées. Les Israéliens se sont trouvés pris dans une guerre asymétrique, l’Intifada. L’opinion internationale s’est tournée contre Israël. La société civile s’est émancipée, les jeunes israéliens sont moins attirés par la carrière militaire que la génération des «Sabras». Le coma du général Sharon est comme le symbole d’une baisse de régime.

* * *

M. Maurer ne doit pas vouloir la «meilleure armée du monde», car cette expression, comme nous espérons l’avoir montré, n’est que déclamatoire. Les nombreuses «meilleures armées du monde» de l’histoire ne l’ont été que durant des périodes restreintes et selon des points de vue variés.

Il peut en revanche faire en sorte que l’armée suisse continue d’exister – ce qui n’est pas une mince affaire –, qu’elle reçoive une mission principale claire et quelques objectifs annexes, que les moyens financiers correspondants lui soient alloués, qu’elle se prépare au combat dans un esprit humble et adapté à ce que toute guerre comporte d’épouvantable.


NOTES:

1 Alexandre Zinoviev: Vivre, la confession d’un robot, de Fallois 1989.

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