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Pensées japonaises

Pierre-Gabriel Bieri
La Nation n° 1911 25 mars 2011
Les tremblements de terre peuvent se révéler dévastateurs, et les raz de marée qui s’ensuivent meurtriers. Il y a une quinzaine de jours, ces forces de la nature, déchaînées, ont tué probablement quelque vingt mille personnes au Japon, en quelques heures à peine et sur plus de soixante kilomètres de côtes. Pourtant, la seule chose qui effraie le monde occidental aujourd’hui est l’énergie nucléaire. Une énergie certes dangereuse et dont on a perdu le contrôle pendant plusieurs jours suite à la destruction de la centrale électrique de Fukushima, mais une énergie qui, au moment où nous écrivons, n’a causé aucun mort autour de cette centrale. Il est possible qu’un certain nombre de personnes irradiées se trouvent plus ou moins gravement atteintes dans leur santé au cours de ces prochains mois ou de ces prochaines années; c’est une triste et pénible perspective et il convient de tout entreprendre pour que cela ne se reproduise plus; néanmoins, il y a une singulière disproportion à vouloir comparer cela aux milliers de victimes qui ont été englouties en quelques instants par une vague d’eau, de boue et de débris.

On rendra justice à la presse et aux médias – y compris à la Télévision suisse romande! – qui, tout au moins durant les premières heures, se sont efforcés de présenter les événements de Fukushima de manière factuelle, précise et détaillée, sans excès de catastrophisme. Les politiques n’ont pas eu cette délicatesse: toujours soucieux de leur image auprès de la population – bien davantage que de la santé de cette dernière –, ils ont rivalisé de vitesse pour annoncer leurs moratoires, abandons et autres reculades, chacun adoptant la posture avantageuse du «dirigeant-responsable-quifait- face-avec-courage». Un commissaire européen a poussé l’ignominie jusqu’à prononcer le mot d’«apocalypse» devant les caméras, dans l’espoir sans doute que la postérité retienne son misérable nom.

L’apocalypse est donc passée et nous sommes toujours là. Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’indécent à voir des Européens vivant à dix mille kilomètres du Japon s’acheter des capsules d’iode et passer leur aliments et leurs habits au compteur Geiger. La peur de la population face aux dangers de l’énergie nucléaire, peur irrationnelle et sélective entretenue depuis de nombreuses années par les mouvements écologistes et alternatifs, offre un vaste sujet de perplexité. Les Occidentaux modernes se tuent chaque jour dans des accidents de la route, dans des chutes en montagne, dans des collisions à ski ou en VTT, dans des safaris sans risque, dans des erreurs médicales, des rixes au couteau, des agressions, des guerres civiles. Face à ces dangers côtoyés en permanence, le citoyen lambda affiche crânement son insouciance. Mais il se laisse en revanche obnubiler par la peur maladive d’un risque nucléaire.

On peut comprendre cela jusqu’à un certain point. La gravité prévisible d’un hypothétique accident, le nombre potentiel de ses victimes et son caractère plus ou moins impressionnant frappent davantage l’esprit que sa probabilité mathématique. Les accidents d’avions sont beaucoup moins fréquents que les accidents de voiture, mais ils sont généralement beaucoup plus graves; le risque de s’écraser après une chute de plusieurs centaines de mètres en compagnie de passagers hurlant de manière hystérique inspire plus de peur que celui de percuter un réverbère seul au volant de sa voiture; il est donc admissible qu’on ait davantage peur de prendre l’avion que la voiture.

Mais la peur peut aussi se raisonner. Et à défaut d’en être capable, il faut au moins éviter d’en imposer les conséquences aux autres – par exemple en privant d’électricité près de la moitié de la population de la Suisse.

De plus, il serait temps de réaliser que la nature, cette nature si volontiers adulée, quasiment divinisée sous le nom doucereux de «Gaïa», notre «mère nourricière», recèle des dangers encore plus grands que ceux des inventions humaines. Le soleil, qui brûle les yeux de qui le regarde et accroît le risque de cancer de la peau si l’on s’y expose, et le vent, destructeur dans ses manifestations les plus violentes, ne sont pas des énergies aussi «douces» qu’on veut nous le faire croire. quant à l’eau, les événements du Japon montrent assez ce qu’il faut en craindre. La Suisse veutelle renoncer à ses barrages en même temps qu’à ses centrales nucléaires? Il ne nous resterait alors que 5% de l’électricité que nous utilisons aujourd’hui.

Même en revenant à l’âge des cavernes et en vivant tout nu au milieu des animaux, comme certains l’aimeraient, on courrait le risque de se faire occire par des ours ou des loups, ou de périr dans quelque feu qu’on aurait allumé – car les victimes du feu ont toujours été diablement plus nombreuses que celles de l’énergie nucléaire.

Parmi les clichés, pour ne pas dire les préjugés, que l’Occidental moyen véhicule volontiers à propos des Japonais (lorsqu’il s’agit d’un peuple civilisé et industrieux, les ligues de vertu tolèrent qu’on soit un peu raciste!), il y a leur calme face à l’adversité leur souci de cohésion nationale et leur conscience de l’intérêt supérieur de la collectivité. Si tout cela est vrai, peut-être alors s’attèleront- ils à démanteler soigneusement la centrale de Fukushima, à réexaminer et à renforcer la sécurité de leurs autres centrales, puis à continuer d’exploiter cette énergie qui leur est indispensable, ne serait-ce que pour reconstruire leur pays.

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