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En català si us plau

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1926 21 octobre 2011
A la fin des années septante du siècle passé, on voyait fleurir à Barcelone des autocollants sur les noms de rues et les bâtiments administratifs, demandant l’usage de la langue indigène à la place de l’espagnol: «En catalan, s’il vous plaît.» Depuis, le catalan a récupéré tous les secteurs de la vie publique, jusqu’à menacer la présence du castillan, pourtant langue officielle de l’Etat espagnol. Actuellement, le catalan est aussi reconnu comme langue officielle, tout comme le galicien (langue proche du portugais) ou le basque (langue non indo-européenne, d’origine inconnue) dans leur aire géographique propre. On se rappelle que le roi Joan Carles fit un discours en català si us plau! à l’ouverture des Jeux olympiques de Barcelone. Cette langue, reconnue comme langue de travail dans l’Union européenne, affirme ainsi sa reconnaissance internationale. avec environ dix millions de locuteurs, cela correspond approximativement au nombre des Suédois, répartis sur un territoire de la taille de la Belgique. Un Etat reconnaît le catalan comme seule langue officielle: la principauté d’Andorre.

Régulièrement, des manifestations populaires réclament que le castillan perde son statut et qu’à la limite il soit considéré comme une langue étrangère, à l’instar de l’anglais ou du français. Un courrier de lecteur du quotidien de tendance gauche indépendantiste El Punt Avui (16.09.2011), en réponse à un article qui prétendait la Catalogne bilingue, exprime un sentiment répandu: «A Catalunya, el català és la seva única i exclusiva llenga.» Lors de la dernière rentrée scolaire, le 12 septembre, la société civile s’est mobilisée contre la scolarisation d’élèves en espagnol sur le territoire catalan, demandée par des parents d’élèves, et agréée par le tribunal supérieur de Catalogne. Les manifestants exigeaient le maintien de l’«immersió lingüística» pour tous les écoliers allophones, principalement hispanophones. La Catalogne, moteur économique et industriel de la péninsule, est, de ce fait, une terre d’immigration, d’où un sentiment d’invasion de la langue de Madrid: dans la rue, on parle à parité le castillan et le catalan.

Mais d’abord, la langue catalane existe-t-elle? Cette question insolente permet de répondre à une frange de mes lecteurs qui croient peut-être que c’est un dialecte de l’espagnol. Le catalan s’est développé, comme les autres langues romanes, au cours du moyen âge. Jusqu’au XIVe siècle environ, il n’y a pas de distinction entre cet idiome et l’occitan, parlé au sud de la France, de telle sorte que la riche littérature des troubadours s’exprimait de Valencia à Valence dans la même langue. La séparation linguistique sera le fruit d’une division politique durable, la Catalogne étant intégrée au royaume d’Aragon. C’est pourquoi le Roussillon (Rosselló), actuel Département des Pyrénées orientales, est resté aragonais jusqu’à sa conquête par Louis XIV en 1659. Pour la petite histoire, Hyacinthe Rigaud, le fameux portraitiste de Louis XIV en habit de sacre, était né quelques mois avant la signature du traité des Pyrénées à Perpignan. Son nom: Jacint Rigau-Ros i Serra. Le roi attendra 1700 pour imposer le français, dans l’administration seulement. C’est la république qui tuera les langues régionales en France. Rien de tel en Espagne qui n’a jamais connu une centralisation à la française, sauf sous le général Franco (¡Espa˜na una, grande y libre!). Aujourd’hui, on estime à quelque 18% la population du Roussillon capable de s’exprimer en catalan, ce qui n’est pas négligeable pour une langue dépourvue de statut officiel. Le 24 septembre, une journée débat a été tenue sur le thème «Perpinyà la catalana més que mai». Dans son discours (en français!), le maire Jean-Marc Pujol (UMP) a parlé d’«une identité nationale française et une identité culturelle catalane». Certes, mais l’attraction vers Barcelone n’est-elle pas principalement économique?

La littérature catalane médiévale est riche, qui culmine avec l’oeuvre de Ramon Llull (Raymond Lulle, 1232- 1316), un génie de l’humanité. Son oeuvre est aussi considérable que variée. Il est un des premiers à s’être servi du roman pour exprimer des conceptions théologiques et philosophiques (El Llibre d’Evast e Blanquerna). Son rayonnement a contribué à unifier la langue. Mais à partir de la Renaissance, la littérature dans la langue de Lulle décline jusqu’au XIXe siècle. Elle reprend avec des auteurs nationalistes, comme Jacint Verdaguer, auteur de l’Atlantida (1877), une épopée traversée de fulgurantes beautés mais à vrai dire assez indigeste: elle prétend lier l’effondrement du continent mythique à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Qui trop embrasse mal étreint. En voici un extrait dans le texte original:

De cara al sol les caravelles volant, volant s’alunyen, i els fills d’Ibèria, els mariners omplerts de fe, de força i de coratge, junyits en fraterna avinença el castellà, el fill de Catalunya, el gallec, l’andalús amb el cantabre, preguen humils a l’Estrella del Mar.

Traduction en castillan:

De cara al sol las carabelas raudas se alejan, y los hijos de Iberia, los marineros llenos de fe, de fuerza y de valor, unidos en fraternal avenencia el castellano, el hijo de Cataluña, el gallego, el andaluz con el cántabro, rezan humildes a la Estrella del Mar.

Enfin en français:

Face au soleil, les caravelles qui volent et qui volent s’éloignent, et les fils d’Ibérie, les marins pleins de foi, de force et de courage, unis dans une entente fraternelle, le Castillan, le fils de Catalogne, le Galicien, l’Andalou et le Cantabre, prient humblement l’Etoile de la Mer.

La position géographique médiane du catalan par rapport au français et au castillan se retrouve naturellement sur le plan linguistique. Pour nous, la lecture du vocabulaire catalan est généralement plus accessible que le castillan (força, coratge, fill…). Mais à l’oreille, la prononciation est déroutante: les a atones se disent comme des e muets en français. Le j dur espagnol (hijo) n’existe pas en catalan. Et puis les Catalans parlent trop vite pour les Vaudois. Contrairement à d’autres langues minoritaires, le catalan est unifié, malgré des différences dialectales. Ce n’est par exemple pas le cas de l’occitan, tant sur le plan graphique que phonétique, le gascon étant fort éloigné du provençal. Il existe donc un catalan littéraire, académique, journalistique.

Les Catalans forment-ils une nation? La réponse est évidemment oui: ce peuple possède en commun tout ce qui caractérise une nation: un espace géographique homogène, une langue, une littérature, une communauté de destin, des usages, une religion, des institutions, un sentiment d’appartenance, une volonté de former une nation, une capitale. Dans les faits, c’est très simple: les Catalans sont une nation, de part et d’autre des Pyrénées. Mais l’extrait de Verdaguer, choisi à dessein, est plutôt l’affirmation de l’existence d’une nation ibérique, formée par l’union de ses diverses composantes. Les textes fondamentaux actuels reproduisent cette ambiguïté: la constitution espagnole de 1978 dit: «La constitución se fundamenta en la indisoluble unidad de la Nación española, patria común e indivisible de todos los españoles y reconoce y garantiza el derecho a la autonomía de las nacionalidades […]» Le texte du préambule de la constitution catalane, amendée en 2006, malgré un vocabulaire identique, prend ses distances par rapport au texte fortement unitaire de 1978: «El Parlament de Catalunya, recollint el sentiment i la voluntat de la ciutadania de Catalunya ha definit Catalunya com a nació d’una manera àmpliament majoritària. La Constitució espanyola, en l’article segon, reconeix la realitat nacional de Catalunya com a nacionalitat.» Ces jongleries avec les mots nation et nationalité n’empêchent pas une forte poussée indépendantiste, le statut actuel d’autonomie, adopté en 2005, étant considéré comme insuffisant par certains. Le dernier sondage paru dans El Punt (09.09.2011) donnait plus de 90% d’opinions exprimées en faveur de l’indépendance. Mais nous sommes très bien placés pour savoir quel crédit accorder aux sondages…

L’exacerbation de ces passions plonge ses racines dans des blessures historiques jamais cicatrisées. Partout on entend dire que le catalan était interdit sous la dictature franquiste. Qu’est-ce que cela signifie? Le général vainqueur a expressément déclaré dans un discours de 1939 que l’usage du catalan serait autorisé dans la vie privée. En revanche, il fut exclu de l’administration et de l’enseignement. En cela, Franco ne fit pas autre chose que François Ier qui imposa le français dans l’administration du royaume par l’édit de Villers-Cotterêt. Je lis souvent que les publications et les spectacles n’étaient pas autorisés. Mais j’ai sous la main la neuvième édition d’une grammaire catalane achetée en 1980 à Figueres, la première édition étant datée de 1956, après «consulta i aprovació de la Secció Filològica de l’Institut d’Estudis Catalans.» Donc il y avait un Institut d’études catalanes à Barcelone en 1956 ainsi qu’un éditeur qui n’était pas condamné au statut de samizdat. Cependant, l’auteur de cette grammaire, Pompeu Fabra, était mort en exil en 1947… tout cela montre la complexité d’une situation dont l’appréciation est trop souvent tributaire de positions idéologiques tranchées. Il est certain que la langue catalane a vécu une période difficile sous le régime franquiste, mais ses conditions de survie sont toujours décrites sans nuances, de telle sorte qu’il est difficile de se faire une opinion fondée et de connaître ce qui était permis, toléré, et ce qui ne l’était pas.

Quoi qu’il en soit, le souvenir de cette époque explique peut-être des prises de positions extrêmes, et aussi la crainte d’être absorbé par une langue forte, durablement implantée sur le plan international. Sans tenir compte des autres facteurs, et s’il s’agit d’abord de sauvegarder la langue catalane, le meilleur projet est l’indépendance de l’Etat catalan. Mais le statut actuel d’autonomie offre déjà des garanties remarquables, inconnues en France.

Le refus d’une partie des Catalans de continuer à partager l’héritage commun hispanique s’est manifesté de façon spectaculaire par l’interdiction des corridas (curses de braus) décrétée par le Parlement à partir du premier janvier 2012. Une occasion pour les partisans et les adversaires de se rencontrer le dimanche 25 septembre, lors de la dernière course de l’année aux arènes de Barcelone. La dernière pour toujours? Il semble bien qu’une tradition multiséculaire ait pris fin. Quelques mois plus tôt, chez les voisins, le ministère de la Culture élevait la tauromachie au rang de «Patrimoine culturel immatériel de la France». On n’en a pas fini avec les paradoxes les plus inattendus.

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