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Une marche du Pays

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1762 8 juillet 2005
«Marcher, c’est faire une chose à la fois, découvrir ce qui se présente au rythme le plus humain qui soit, permettre ainsi à la moisson d’impressions de s’engranger en nous pas à pas», écrit le pasteur Pierre-André Pouly dans un excellent article du dernier numéro de Bonne Nouvelle (1). De fait, on ne découvre bien un pays qu’avec les pieds. Pour l’automobiliste, les beautés du paysage sont avant tout une source d’inattention. En voiture, le voyage est un déplacement, rien de plus, et le territoire, du temps perdu.

La modernité tend à désincarner l’individu, à ne plus le définir que comme une conscience pourvue d’une volonté. Dans la foulée, la pensée politique se réduit à des jeux de réflexions abstraites sur les institutions, les traités, les lois, la répartition du pouvoir. Et les rédacteurs de La Nation ne prétendent certes pas être immunisés contre ce risque! Une bonne et longue marche - pas un exploit, six ou sept heures, juste de quoi rappeler l’homme à sa réalité corporelle plus ou moins douloureuse - ne peut qu’aider à remettre l’esprit et la chair à leur place.

C’est dans cette perspective que, depuis quatre ans, la Ligue vaudoise organise les «Marches du Pays». MM. Alexandre et Michel Pahud en sont les animateurs. Ils conçoivent tout, du projet d’ensemble au moindre détail. L’un et l’autre historiens et randonneurs, ils ponctuent la marche de commentaires sur les lieux-dits, les monuments, les bornes, les points de vue et l’au-delà des points de vue.

La marche du 11 juin dernier présentait cette particularité, presque inimaginable aux yeux d’un praticien du 1:25'000, que l’entier de son tracé se trouvait sur une seule carte.

Nous partons de Buttes, dans le Val de Travers. Le temps de sortir de l’agglomération et une première rampe nous attend, droite mais de forte déclivité, à l’image de la route qu’avait tracée pour la France le déjà oublié M. Raffarin. Après deux ou trois cents mètres de marche, l’altitude prise par les marcheurs tout frais semble déjà considérable. Il n’y a personne. Bois, clairières et pâturages se succèdent. «Au fil de la marche, la pensée ellemême finit par arrêter de courir et vient épouser le rythme stable et structurant du pas», écrit M. Pouly. Oui, le souci de trouver son rythme, d’économiser son souffle, de proportionner ses pas occupe toute notre attention. Les autres soucis restent dans la plaine. Les montées sont aimables, mais constantes. Les odeurs circulent dans l’air, résine, sous-bois mouillés, terre. Une déchirure de la forêt nous ouvre une vue ample sur la Côte-aux-Fées. Quelques kilomètres plus loin et de nombreuses courbes de niveaux plus haut, nous arrivons aux Roches Blanches, qui marquent la frontière entre Neuchâtel et Vaud. Du côté neuchâtelois, c’est la forêt en pente forte, du côté vaudois, une falaise escarpée. Nous marchons rapidement le long de l’arrête. Quelques bornes retiennent notre attention. Elles représentent d’un côté les armoiries anciennes de Neuchâtel, avec un pal chargé de trois chevrons, et de l’autre les armoiries vaudoises. L’une de ces bornes est datée de 1719, elle n’en porte pas moins le L et le P du Canton de Vaud moderne... C’est ainsi qu’on refait l’histoire.

Repas devant (ou derrière) la «face cachée du Chasseron», selon la formule d’un des Pahud. Fin des Roches Blanches, descente sur le col du Crêt de la Neige, couvert de vaches, et remontée sur le Chasseron. Au sommet, quelques cyclistes en luxueux costumes de vététistes papotent.

Contemplation du Pays dans toute sa longueur et dans une bonne partie de sa largeur. Il s’impose comme incroyablement stable et puissant. Les efforts des humains modernes ne l’ont guère modifié. C’est du moins le sentiment que s’échangent les randonneurs. Vus de là, les soucis politiques qui occupent nos esprits et travaillent nos corps sont sévèrement redimensionnés. Nos prévisions pessimistes perdent beaucoup de leur fiabilité. C’est un fait apaisant que les idéologues les plus malfaisants et les politiciens les plus insuffisants ne peuvent pas grand-chose contre les courbes du paysage, la ligne de crête des forêts, l’agencement des lacs, du Jura, de la plaine et des Alpes. La permanence du territoire soutient la permanence de la communauté qui y vit.

La course continue. Nous descendons sur les Rasses en coupant à travers champ. La végétation devient plus dense. Une dernière pause avant de pénétrer dans les gorges de Covatannaz.

C’est la marche de tous les contrastes: après une succession de vues panoramiques, notre regard est étroitement borné par les falaises et les à-pics creusés par l’Arnon. Il n’y a de dégagement que contre en haut. Le canyon s’évasera à l’arrivée à Vuitebœuf que nous traversons. Et la marche se termine cinq cents mètres plus loin, dans une gare en plein champ. Changement à Yverdon, séparation à Lausanne.

«La marche est une manière de se réapproprier sa véritable place d’humain sur la Terre, celle d’un être en chemin, en quête de “son” paysage, d’une terre ou d’une cité dont la promesse le hante», écrit encore le pasteur Pouly. Les participants de la marche l’ont senti avec force et reconnaissance.

Les «Marches du Pays» sont ouvertes à tout le monde. La suivante est en cours de préparation, pour le début de l’automne 2006. La Nation la signalera en temps opportun. Nous nous réjouissons de vous y associer.


NOTES

1) Le mensuel de l’Eglise protestante vaudoise, N° 6-7, juillet-août 2005.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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  • «Survivre à Antoine», par Michel Pont – La page littéraire, Laurence Benoit
  • A propos de l'opéra «Le Monde Bis» – La page littéraire, Daniel Laufer
  • Les Mémoires de Soljénitsyne – Georges Perrin
  • Quand l'EERV sonde l'âme des Vaudois – Olivier Klunge
  • Jésus, un Dieu? Et si on Le laissait parler? – Olivier Vuille
  • Bonnes nouvelles du football vaudois – Antoine Rochat
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