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Un fourmillement ordonné

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1967 17 mai 2013

La volonté européenne de redresser les finances des États du Sud est louable aux yeux de ceux qui savent que même un État ne peut indéfiniment dépenser plus qu’il n’encaisse. Mais la diète prescrite ne marche pas. Les patients sont trop faibles pour la supporter. La réduction des aides sociales, le dégraissage des administrations, le gel des investissements publics, le chômage que ces mesures engendrent, l’augmentation des impôts épuisent ou découragent ce qui reste de forces vives. Les prélèvements augmentent, mais leur rendement global diminue. Les travailleurs mis à la porte s’obstinent à survivre, et cette obstination vide les caisses du chômage. Faute d’entretien, les infrastructures nécessaires aux activités économiques se délitent, deviennent inutilisables. C’est la spirale sans fin: moins de débouchés publics et privés, donc moins de profits, donc moins de rentrées fiscales, et ainsi de suite.

Il faut être en bonne santé pour supporter l’austérité. Au fond, nous le disons sans rire, c’est la Suisse qui devrait s’y essayer.

Certains économistes contestent la priorité donnée par l’Union européenne à l’équilibre des finances publiques et à la lutte contre l’inflation, c’est-à-dire à la «stricte orthodoxie financière». Ils dénoncent l’obsession allemande du crash de 1929 et proposent de relancer la production et la consommation en mettant plus de monnaie sur le marché. Ils plaident pour une inflation modérée.

Mais si l’inflation est plaisante pour les emprunteurs, les débiteurs et les insouciants, elle l’est moins pour les pères de famille, qui voient fondre ce qu’ils avaient mis de côté pour ne pas être à la charge de leurs descendants ou de la société. Et comment être sûr de pouvoir éviter que l’inflation ne se mette à galoper?

Sommes-nous condamnés à balancer entre la bourse vide et la monnaie de singe? Entre Harpagon et la planche à billets? Entre la brutalité désespérante du «travaillez plus pour gagner moins» et les facilités trompeuses du «j’emprunte plus pour rendre moins»?

Ce qui est sûr, c’est que l’économie réelle ne se réduit ni aux affrontements stochastiques du marché libre ni aux plans quinquennaux des bureaucrates. Elle se présente plutôt comme une voie moyenne, comme un «fourmillement ordonné».

Oublions un instant les statistiques du produit intérieur brut, les ukases européens et les débats des économistes. Plaçons- nous au niveau de l’économie concrète, celui où les gens travaillent et où les richesses se créent.

Ce qu’on voit, c’est un monde infiniment plus complexe que la plus subtile des pensées économiques, un monde chatoyant fait de centaines de milliers d’aventures entrepreneuriales de tous genres et de toutes dimensions, dont chacune joue son propre jeu dans son propre intérêt.

Le fourmillement est fait de toutes les décisions libres et inventives des patrons, des innovations, des risques, des luttes concurrentielles, des réussites et des faillites, des hasards, des naissances et des morts.

En même temps, on constate qu’il règne un certain ordre dans ce fourmillement. C’est ce qu’on appelle parfois le «tissu économique», fait de millions de fils entrelacés qui relient et prolongent les activités des entreprises: liens d’intérêts, de proximité et d’habitudes; liens de confiance entre les producteurs, les fournisseurs, les distributeurs et les acheteurs; liens des mœurs, qui inspirent une attitude commune à l’égard du travail, qui humanisent les relations entre les employeurs et les employés, qui pondèrent les ambitions excessives des uns et des autres, qui posent, sans qu’il soit besoin de loi, des limites aux revenus les plus élevés.

On n’imagine pas la persévérance obscure, la bonne volonté semi-consciente, la chance aussi qu’il faut à tous les acteurs économiques, chacun à sa place, pour ajuster et réajuster sans cesse cet immense réseau de règles, d’accords et d’échanges. Sans lui, l’économie est 17 mai 2013 – No 1967 vouée à tous les excès et à tous les manques. Il est primordial de le préserver en toute circonstance.

Cela signifie qu’une politique économique, quelle que soit la doctrine ou l’absence de doctrine qui l’inspire, ne peut être conçue, décidée et appliquée que par les autorités du pays. De par leur statut même, elles sont les plus aptes, ou les moins inaptes à prendre des mesures à la fois ciblées, efficaces et respectant un rythme supportable par la population. Même les autorités grecques sont mieux placées que les technocrates de Bruxelles ou les politiciens de Berlin pour sauver ce qui peut l’être de leur pays.

L’interdépendance de l’activité économique et de la vie concrète de la nation est négligée par tous les spécialistes qui ne croient qu’en une application intégrale de la bonne doctrine économique à l’ensemble de la planète.

Nous ne prônons pas une idéologie isolationniste pour laquelle seul existerait ce qui se passe à l’intérieur des frontières: le fourmillement des vendeurs et des acheteurs déborde tout naturellement, et largement, les limites du territoire national. Mais, en tant que ce fourmillement est ordonné, il représente une part vitale du bien commun politique. L’État fait son travail en le protégeant.

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