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L’aventure spirituelle de Nietzsche

Lars Klawonn
La Nation n° 2017 1er mai 2015

Le petit livre que Rémi Soulié consacre à Nietzsche n’est ni une énième introduction à l’œuvre, ni une ennuyeuse étude universitaire de plus. Il serait plus exact de parler d’une réflexion menée sous forme d’essai autour de la question de savoir comment enlever Nietzche aux modernes.1

Le philosophe allemand, maudit de son temps, se fait récupérer par la clique des propagandistes du progrès. A première vue, il a tout pour leur plaire: puissance, libido, dégoût des chrétiens. Mais quand on y regarde de plus près, comme le fait Soulié, éminent connaisseur de la philosophie allemande, on se rend compte que l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra ne se situe pas dans une perspective hédoniste. Son œuvre est une critique féroce du monde moderne qui a «corrompu la splendeur poético-artistique du mythe au bénéfice de la désastreuse dialectique des bavards». Amoureux de l’art, de la beauté et de la solitude, mû par un sens altier du risque, il déteste les phénomènes de masses, la liberté de la presse, le relativisme, la démocratie, le parlementarisme, l’anarchie, le socialisme, le progressisme, le féminisme, l’égalitarisme et déclare la guerre du mythos contre le logos. Fils de pasteur et ami de Richard Wagner, Nietzsche possède une connaissance intime du christianisme et de la mythologie grecque. Tout cela doit agacer si prodigieusement les cervelles anomiques de la déconstruction permanente qu’elles préfèrent se focaliser sur l’ennemi du christianisme tout en dédaignant la complexité de sa pensée.

Cette grande âme rebelle, méfiante envers tout ce qui est contraire à ses instincts, son cœur et sa raison, renvoie dos à dos le prêtre chrétien et le «prêtre» socialiste, qui sont pour lui autant de discours moralisateurs hostiles à la vie qu’il défend contre la morale. Mais il n’y a pas de vie sans morale à moins de vouloir vivre à la façon des bonobos.

Là aussi, et même au fond de son nihilisme le plus affreux, Nietzsche est encore à des années-lumière du nihilisme rationaliste et destructeur de la monstrueuse machine que la science appelle le progrès, dans laquelle la recherche de la vérité a disparu. En effet, pour notre philosophe, qui n’accepte aucun dieu au-dessus de lui, la vérité reste une valeur absolue. Dans Par-delà le bien et le mal, cité par Soulié, il écrit: «Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est propre – elles ne sauraient être issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d’erreurs et de désirs! C’est, tout au contraire, dans le sein de l’être, dans l’immuable, dans la divinité occulte, dans la “ chose en soi ”, que doit se trouver leur raison d’être, et nulle part ailleurs!»

Nietzsche dresse Dionysos, le dieu grec du délire extatique, qu’il oppose au rationalisme et à la métaphysique socratique, en face du Crucifié. Il est vrai que sa philosophie profère un véritable réquisitoire contre le christianisme qu’il accuse d’accabler l’humanité en lui inoculant le sentiment de péché et de culpabilité permanent. Quand il écrit que le Dieu en croix est une malédiction à la vie, il exprime son incapacité à voir dans le Christ autre chose que le contempteur de la vie. Cela ne fait pourtant pas de lui un apologiste du plaisir, tant s’en faut. Selon lui, l’homme est censé approuver la vie «jusque dans la souffrance, la douleur et la mort», afin de parvenir à la sagesse dionysiaque, à savoir un état de plénitude et de joie profonde fondé sur l’accord parfait avec la vie, un état d’enfant «joueur dans l’innocence, l’intensité, la gratuité et l’éternité du monde». Par le choix d’une multitude d’extraits soigneusement sélectionnés, Soulié parvient à montrer que Nietzsche transforme la joie de vivre en une nouvelle religion chrétiennement païenne dont il est le seul croyant. C’est là l’expression la plus pure de l’incroyable audace philosophique de cet homme.

Tout nihilisme remonte à la négation de Dieu. Dans Ecce Homo, Nietzsche dit que Dieu a été inventé comme antinomie de la vie. Selon lui, il n’existe pas d’au-delà. Voilà pourquoi il pense que l’homme doit vivre une vie totale ici-bas et ne renoncer à rien, refuser toute forme de docilité quitte à accepter, s’il le faut, les luttes brutales, les forces instinctives et la cruauté pour imposer sa volonté.

La question qui se pose avec insistance à mon esprit en lisant Soulié est la suivante: peut-on vivre pour renaître dans l’autre monde tout en aimant la vie? Si le Christ est mort en croix pour nos péchés, s’il a été mis au tombeau et s’il est ressuscité le troisième jour selon les Ecritures, c’est qu’il a vaincu la mort. Il nous a délivrés du péché pour mieux vivre ici-bas et non pas pour maudire la vie. La vie et le message du Christ sont un combat contre le mal et les forces négatives de la vie et non pas un combat contre la vie. Il appartient à chacun de nous de mener une vie humble, profonde et pleine de joie, de faire du bien et de résister au mal.

Comme tous les athées, Nietzsche est un chrétien inversé. Non serviam. Contrairement aux barbares des temps modernes, lesquels ne sont pas même athées, ne savent plus rien, ne sont plus rien, il est marqué par le christianisme et plus particulièrement par saint Paul comme le souligne Rémi Soulié. «Je détruirai la sagesse des sages et l’intelligence des intelligents.» (1 Cor 1, 19) Dieu a frappé de folie la sagesse du monde. Or, à l’évidence, la folie de la philosophie nietzschéenne n’est pas celle du Christ. Dans Ecce Homo, il écrit que, dans la notion du «désintéressement», du «renoncement à soi», se trouve le véritable emblème de la décadence s’opposant ainsi à la parole de saint Paul: «Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.» (1 Cor 13, 2)

Le manque accru de charité conjoint à l’excès de puissance de soi et à la volonté de maîtrise totale de la vie, voilà ce dont se gonflent les voiles du Progrès. A juste titre, Soulié remarque que Nietzsche «refuse absolument le saut dans la foi» et évoque sainte Thérèse de Lisieux, une existence dédiée tout entière à Dieu. Comment trouver une figure plus aux antipodes de Nietzsche que celle de cette femme atteinte de tuberculose, mais qui trouve la joie dans sa confiance en Dieu et dans son renoncement à elle-même et au monde?

Notes:

1 Rémi Soulié, Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, Paris, Editions Points, Collection Points Sagesses, 2014.

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