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Lois mouvantes

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1771 11 novembre 2005
Parmi les critères politiques, juridiques et autres qui nous permettent de juger un projet de loi ou de traité, il en est un qu’on néglige souvent, celui de sa complétude: le texte se suffit-il à lui-même ou appelle-t-il des compléments? en d’autres termes, dans quelle mesure l’accepter serait accepter du même coup et par avance une évolution dont nous ignorons les conséquences?

La stabilité du droit est un grand bien. Seule la stabilité des lois permet à chaque citoyen de savoir ce qu’il peut en attendre et en craindre. Elle permet au juge d’affiner l’application par la jurisprudence. C’est dire que non seulement toute modification d’une loi doit obéir à une nécessité impérieuse, mais aussi que son auteur doit viser une nouvelle stabilité. Une loi qui contient en elle-même l’annonce de son changement engendre la méfiance dans la population. Elle court-circuite le parlement, parfois le souverain. Elle décourage l’effort d’approfondissement jurisprudentiel.

Ce mécanisme de changement intégré à la loi – on pourrait aussi dire son «dynamisme interne» – est parfois explicite. Signant le traité sur l’Espace économique européen, par exemple, nous acceptions en même temps son évolution future, retombée automatique de l’évolution du droit européen sur laquelle nous n’avions aucune prise (1). La perspective d’être soumis à un «droit évolutif» joua un rôle principal dans notre refus de l’EEE. Pour Schengen, chaque nouveauté sera traitée comme un avenant que l’on pourra théoriquement refuser. Mais un refus persistant au-delà des procédures prévues pour débloquer la situation débouchera sur une dénonciation de l’ensemble de l’Accord. Et chaque étape acceptée rendra plus impensable un refus de l’étape suivante. Il s’agit là aussi d’un droit évolutif, d’où notre opposition.

Le législateur est parfois tenté, pour des motifs tactiques, de légiférer par étapes. Armée XXI est la deuxième phase d’une révolution discrète tendant à passer de l’armée territoriale à l’armée hors-sol, de l’armée de milice à l’armée de métier, de l’armée comme pièce centrale de la défense nationale à l’armée comme élément de la police mondiale. Cette révolution nous est imposée selon le procédé vulgairement nommé «technique du salami» et plus vulgairement encore Salamitaktik. Chaque tranche tout à la fois dissimule la suivante et l’appelle (2). La doctrine officielle étant axée sur une adhésion différée à l’Union européenne, il n’était pas difficile de prévoir qu’Armée XXI ne serait qu’une étape. Armée 61 était une armée autonome, Armée 95, une armée de coopération. La volatile Armée XXI est fondée sur l’interopérabilité et l’armée qu’on nous prépare, connue sous le nom d’Army after next, sera une armée d’intégration. On le savait, mais même les plus méfiants d’entre nous furent surpris du peu de semaines qu’il fallut à l’officialité pour dénigrer une organisation militaire dont elle avait dit monts et merveilles durant toute la campagne précédant le vote populaire.

Le dynamisme interne d’un texte de loi peut encore gésir dans ses insuffisances mêmes, ou alors dans la hâte excessive avec laquelle on a voulu l’imposer. Les désordres qui accompagnent son application induisent nécessairement des réformes complémentaires. C’est ainsi que, dans le Canton de Vaud, la réforme scolaire se nourrit d’elle-même depuis cinquante ans. Le nom même d’«Ecole vaudoise en mutation» annonce un processus de réforme autonome et permanent.

Et l’on va toujours plus loin. Jamais on ne met en cause la réforme précédente. Jamais on ne revient en arrière. C’est ce qu’on appelle l’effet de cliquet. Il a ici deux origines. La première est qu’on n’aime pas mettre en cause publiquement la validité de son idéologie. Secondement, on ne reconstruit pas aussi facilement ni aussi vite qu’on détruit. Nos réformateurs et politiciens scolaires actuels seraient bien incapables de réaliser une école du niveau qu’avait atteint l’Ecole normale. Même refaire le «Séminaire pédagogique» qui préparait à l’enseignement secondaire est hors de leur portée! Dès lors, une seule issue: la fuite en avant.

Pour certains d’entre eux, d’ailleurs, le chaos est un passage obligatoire si l’on veut instaurer un véritable changement de régime scolaire (ou autre!). Philippe Perrenoud, le penseur romand de la réforme scolaire perpétuelle, estime qu’une réforme authentique n’est pensable que si l’ensemble du monde scolaire est mis cul par-dessus tête en même temps, les structures, les filières et l’organisation territoriale, les programmes, les méthodes et les manuels, le statut des enseignants et des directeurs, leur formation, leurs relations avec les parents, le système d’évaluation, et, bien entendu et pour commencer, le vocabulaire pédagogique lui-même. On y vient.

Ces lois et ces traités, rendus mouvants par dissimulation ou par incompétence, s’inscrivent dans un mouvement plus général de changement qui affecte tout le monde occidental. Il s’agit d’une disposition d’esprit omniprésente qui accorde d’office la préférence au changement par rapport à la stabilité, engendrant un flux ininterrompu et amorphe de réformes de tout genre, profondes ou superficielles, importantes ou périphériques, dans tous les cas coûteuses, dans le but non de changer ceci ou cela, mais de changer tout court. C’est une force de gravité qui nous attire en permanence vers un futur parfait auquel nous sacrifions constamment notre présent (3).

Dans la mesure où nous contestons sur le fond la validité de cette évolution automatique, devons-nous refuser tous les projets où on la voit à l’œuvre, avec le risque que ce refus répété ne démonétise l’ensemble de nos arguments, avec cet autre risque, aussi, que nous rejetions a priori une modification nécessaire? Devons- nous au contraire accepter ce bain idéologique de changement comme une donnée inhérente aux problèmes politiques? Nous risquons alors, au nom d’une efficacité à plus ou moins long terme, de ne plus jamais aller voir au fond des choses.

Le plus prudent nous semble être de juger de cas en cas. Le cas des bilatérales et de leur extension est un bon exemple. Si l’on considérait le mouvement général, les bilatérales allaient évidemment dans le sens d’une perte de contrôle des frontières plus importante que nous ne le désirions. C’était encore plus manifestement le cas avec leur extension aux dix nouveaux membres de l’UE. Contestant ce mouvement, nous aurions dû les refuser. Mais ce rapprochement de l’UE coïncidait avec un éloignement à la fois psychologique et institutionnel de l’adhésion, accompagné d’une reconnaissance implicite par les autres Etats du statut original de la Confédération suisse.

La signature d’un traité classique avait en soi quelque chose de stabilisant qui constituait, au moins dans le domaine de notre politique étrangère, un obstacle solide et durable à l’écoulement continu et déstructuré du changement pour le changement.


NOTES:

1) En fait, nous jouissions d’un droit de veto. Mais, bloquant l’ensemble du processus législatif pour tous les Etats concernés, ce droit était rigoureusement inutilisable pour un petit pays.

2) Nous avons vécu un cas extrême de cette tactique en 1977, quand le constitutionaliste et conseiller aux Etats Jean-François Aubert proposa de nous soumettre par tranche un projet de Constitution fédérale dont l’un des principaux avantages gisait censément dans l’unité!

3) S’il convient de discerner l’avenir en gestation dans le présent, il faut se garder de parler et agir comme si on avait déjà atteint le point oméga auquel l’évolution actuelle semble conduire. Ce court-circuitage du temps, caractéristique de la pensée réactionnaire, pèche en ce qu’elle ne croit ni à la résistance de la nature ni à l’action libre de l’homme.

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