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De l’argent

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2034 25 décembre 2015

Personne ne produit tout ce dont il a besoin. Il cherche donc ce qui lui manque auprès d’un autre, lequel demande, en échange, quelque chose qui lui fait défaut. C’est le troc.

Comment déterminer que l’échange est juste, quand il s’agit de biens incomparables, un morceau de pain contre des conseils, des jours de travail contre un ordinateur d’occasion, un abonnement à La Nation contre un abonnement à 24 heures ?

Et comment faire quand les deux parties n’ont pas besoin en même temps des biens qu’elles souhaitent échanger? Ou quand Pierre, un architecte qui a un besoin urgent de soins, n’a rien à offrir qui intéresse Paul, médecin, lequel voudrait acheter du pain à Jacques, un boulanger en parfaite santé? Le système du troc ne peut être que marginal.

En rapportant tous les biens imaginables à une référence chiffrée unique, stable et reconnue par les deux parties, l’argent permet de procéder aux échanges les plus hétéroclites. Il permet aussi d’associer un grand nombre de personnes à la procédure d’échange. Il permet enfin de différer l’acquisition compensatoire en constituant des réserves.

Cette dernière possibilité donne à l’argent une réalité propre. Il n’est plus seulement le moyen abstrait et temporaire qui permet de passer d’un bien à un autre. Il devient une réalité stable. Il devient désirable en lui-même, et du même coup, sinon mauvais en soi, du moins dangereux et d’un maniement délicat.

Pour Aristote, l’argent ne doit pas être accumulé mais consacré à assurer notre subsistance. Il faut recevoir cette affirmation avec les nuances, car nos besoins ne sont pas aussi clairement définis que ceux des animaux. Il est naturel et moral d’économiser dans le but d’acquérir une maison plus vaste pour une famille qui s’agrandit, pour faire un voyage d’étude, pour prévenir la maladie ou la famine, pour empêcher notre vieillesse d’être une charge pour autrui. Le mécénat individuel et l’aide aux nécessiteux, le soutien aux associations caritatives seraient impossibles sans un certain cumul de richesses.

Ce qu’Aristote vise, c’est l’accumulation comme finalité, la recherche de l’argent pour l’argent, l’argent sans but autre que lui-même, pour le bonheur de le contempler, de l’empiler ou de s’y plonger, comme l’oncle Picsou dans son grand coffre cubique.

Dans ce numéro, M. Félicien Monnier présente la thèse de M. Denis Ramelet sur le prêt à intérêt, qui illustre exemplairement les dangers du maniement de l’argent. Aristote le considère comme un moyen contre nature de s’approprier le bien d’autrui. Pour lui, «l’argent ne doit pas faire des petits». Le christianisme, le judaïsme et l’islam l’ont tous trois condamné.

Pour l’Eglise médiévale, le prêt à intérêt disjoint injustement les profits et les risques. Calvin en revanche légitime le prêt à intérêt quand il permet la création ou le développement d’une entreprise. Mais ne déflorons pas le sujet: lisez Monnier, et lisez Ramelet!

Ce qui semble vital, en tout cas, c’est que l’argent que je manipule soit relié à des réalités concrètes. Il est prudent qu’il soit mesuré par mon travail et corresponde à mes besoins au sens large et aux besoins de ceux dont j’ai la charge.

Quand l’argent se délie de ces attaches matérielles et limitées, concrètes et personnelles, l’échange tend à s’inverser: l’argent devient le but de l’acquisition et la chose acquise devient le moyen. J’achète une maison non pour l’habiter, mais pour la vendre plus cher. A travers la chose, réduite au rôle d’intermédiaire, j’échange de l’argent contre plus d’argent. La spéculation atteint sa perfection quand la chose elle-même disparaît et qu’il n’y a plus que des échanges entre de l’argent et plus d’argent.

L’argent s’envole alors dans les mathématiques. Il devient un jeu de chiffres abstraits. Notre imagination, à sa suite, en veut toujours plus, obtusément, à l’infini. Faire de l’agent devient le but de la vie. Mais le sujet qui veut «réussir sa vie» en faisant de l’argent ne peut que la «rater», puisque, quoi qu’il gagne, il pourrait et devrait gagner plus.

On s’explique mieux saint Paul, dans la première épître à Timothée: «L’amour de l’argent est la racine de tous les maux». Le danger que fait courir l’argent n’est pas seulement moral, il est métaphysique, il menace l’ordre profond des choses. La quête de cet infini immaîtrisable vise un leurre, une contrefaçon quantitative de la toute-puissance divine. Elle représente une menace mortelle sur la liberté de l’homme, sur son intelligence des choses, sur sa maîtrise de lui-même, sur son organisation morale, sur ses relations sociales et familiales, sur sa raison d’être.

Elle fait de l’homme le «riche insensé» de la parabole. Le persuadant illusoirement de sa propre suffisance, elle lui inspire l’espoir désespéré du salut par la matière. L’avidité est comme l’ombre de l’orgueil.

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