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Rougemont

Alexandre Pahud
La Nation n° 2055 14 octobre 2016

Entre 1073 et 1085, sous le pontificat de Grégoire VII, le comte de Gruyère Wilerius et sa famille fondent un prieuré à Rougemont qu’ils rattachent à l’abbaye de Cluny1. A la suite de cette initiative, plusieurs notables et propriétaires de la région favorisent le nouvel établissement en lui cédant des biens-fonds, des dîmes et des serfs. Leurs actes plus ou moins gracieux, qui s’échelonnent sur une trentaine d’années, apparaissent sous une forme très résumée dans une confirmation générale du 1er août 1115, établie par l’évêque de Lausanne à la demande du prieur de Rougemont. Ce document, rédigé sur une grande feuille de parchemin et muni du sceau épiscopal, est connu sous le nom de «Pancarte de Rougemont». Conservé au Musée du Vieux Pays-d’Enhaut à Château-d’Oex, c’est le plus ancien texte relatif à l’histoire du Pays-d’Enhaut. Outre son intérêt proprement historique, il fournit aux philologues la première attestation de plusieurs villages et lieux-dits de la région, comme Rossinière, Flendruz ou La Pierreuse2.

Quelle que soit son importance, la Pancarte de Rougemont constitue un témoin précoce et isolé des archives de l’ancien prieuré clunisien. En effet, on ignore tout de l’histoire de Rougemont durant les décennies qui suivent la confirmation épiscopale de 1115. Il faut attendre le XIIIe siècle pour voir apparaître des documents plus nombreux, le plus souvent extérieurs au couvent. Parmi ceux-ci, on doit signaler les rapports des visites clunisiennes, rédigés en préparation des chapitres généraux de l’Ordre. Les courtes notices consacrées à Rougemont nous renseignent sur le nombre de moines (en général trois avec le prieur), sur les ressources matérielles et l’état des bâtiments et sur un endettement qui tend à devenir structurel. Au XIVe siècle, les visiteurs s’intéressent davantage à la situation morale et spirituelle de l’institution. On relève à l’occasion le non-respect de la clôture, la négligence du service divin, ainsi qu’une ou deux affaires de mœurs (incontinence et violences).

Presque toujours originaires du Pays de Vaud, les prieurs de Rougemont, qui doivent leur nomination à l’abbé de Cluny, disposent du droit de présentation des curés à Rougemont, Château-d'Oex et Gessenay (Saanen). En d’autres termes, ils proposent les desservants de ces églises à l’évêque diocésain, qui procède alors à leur consécration. A Rougemont, l’église Saint-Nicolas remplit une double fonction, puisqu’elle sert à la fois de sanctuaire pour le prieuré et pour la paroisse, déjà attestée en 1228. Sur le plan temporel, les prieurs jouissent de plusieurs droits seigneuriaux, tels l’échute en cas d’homicide, la mainmorte (héritage des serfs) et la régale des cours d’eau; ils prélèvent aussi une taxe sur le fruit des alpages, l’auciège, et réclament des corvées de charrue. Ils se font représenter par un métral dont les attributions précises nous échappent. A de rares exceptions, les possessions du monastère clunisien se concentrent en Haute-Gruyère, soit au Pays-d’Enhaut et au Gessenay, pendant tout le Moyen Age.

D’un point de vue administratif, le territoire de Rougemont constitue une châtellenie rattachée à la bannière du Vanel, circonscription militaire du comté de Gruyère. En tant que fondateurs, les comtes se sont réservé l’avouerie du prieuré, ce qui leur permet de proposer à l’abbé de Cluny un candidat à sa direction. Ces puissants seigneurs interviennent à plusieurs reprises dans les affaires du monastère, soit comme administrateurs en cas de vacance, soit comme arbitres lors d’un litige entre le prieur et ses paysans. Ils feront même échouer un projet d’incorporation du prieuré de Rougemont au chapitre Saint-Nicolas de Fribourg, incorporation pourtant décidée par le pape Léon X (1513). Inversement, les prieurs de Rougemont entretiennent des rapports parfois étroits avec la maison de Gruyère – à laquelle certains d’entre eux sont apparentés – en apposant par exemple leur sceau aux chartes comtales. Toutefois, à la fin de la période médiévale, des rivalités apparaissent entre ces deux pouvoirs, alors que le prieur, usurpant les prérogatives comtales, tente de nommer le châtelain de Rougemont.

Aussi surprenant qu’il puisse paraître, le monastère clunisien a joué un rôle lors des débuts de l’imprimerie en Suisse. En effet, l’un de ses moines, Henri Wirzburg de Vach, fait paraître en 1481 une édition du Fasciculus Temporum, composé quelques années auparavant par un chartreux de Cologne, Werner Rolewinck. Il s’agit d’un manuel d’histoire universelle, allant de la création du monde à l’époque de l’auteur, manuel qui connaît une large diffusion en Allemagne, en France et ailleurs. Pourtant, loin de reproduire strictement le texte original, la version d’Henri Wirzburg contient plusieurs adjonctions relatives à l’histoire des Confédérés, qu’elle contribuera à diffuser dans les pays voisins. Bien qu’on ait longtemps contesté la thèse d’une impression à Rougemont, celle-ci semble largement admise aujourd’hui par les érudits.

Les difficultés financières croissantes du comté de Gruyère au XVIe siècle vont entraîner d’importants bouleversements dans la région. La faillite du comte Michel, incapable de rembourser ses dettes, profite à ses deux principaux créanciers, les républiques de Berne et Fribourg. En novembre 1554, celles-ci se voient adjuger par la Diète helvétique les dépouilles de l’Etat gruyérien. Après une année de gouvernement en commun, les deux acquéreurs décident de se partager le territoire, selon une ligne de séparation fixée à la gorge de la Tine. Dans la partie qui leur échoit, soit la Haute-Gruyère, les Bernois créent une entité administrative, le bailliage du Gessenay, et imposent la foi réformée, non sans difficultés. Leur politique religieuse entraîne la suppression du prieuré de Rougemont, sanctionnée par décret le 19 décembre 1555.

Des bâtiments médiévaux seule subsiste aujourd’hui l’église Saint-Nicolas, qui présentait à l’origine un plan en forme de croix latine avec trois absides semi-circulaires, typique de l’architecture clunisienne. A l’intérieur, de gros piliers carrés, reliés par des arcs légèrement brisés, séparent la nef des bas-côtés. Des fenêtres en plein cintre, fortement ébrasées, assurent l’éclairage de la nef au-dessus des piliers. Si le système de couvrement a pu varier au cours des siècles, allant d’un plafond plat ou d’une charpente ouverte au berceau lambrissé actuel, rien ne permet d’affirmer que l’édifice ait jamais reçu un voûtement de pierre, sauf dans l’avant-chœur central (voûte d’arêtes). A l’époque bernoise, le chœur roman est remplacé par un chevet polygonal flanqué de chapelles rectangulaires, tandis qu’on supprime les bras du transept. La tour de croisée, qui comprenait sans doute des baies en plein cintre, cède la place à un beffroi surmonté d’une flèche, qui s’appuie néanmoins sur de solides assises médiévales. Concernant le cloître et les autres bâtiments conventuels, les informations disponibles se limitent à quelques données textuelles. En 1572, une résidence est construite à leur emplacement pour le bailli du Gessenay, entraînant la disparition complète des vestiges. C’est le château de Rougemont, propriété privée qui dresse encore aujourd’hui sa masse imposante à côté de l’église.

Notes:

1 Concernant le prieuré de Rougemont, nous renvoyons le lecteur à l’article de synthèse de Helvetia Sacra, qui contient toutes références utiles aux sources manuscrites et imprimées, ainsi qu’aux études antérieures (cf. P.-Y. Favez, «Rougemont», dans Die Cluniazenser in der Schweiz, Basel / Frankfurt am Main, 1991, pp. 609-641).

2 En diplomatique, on appelle «pancarte» un acte juridique composé d’un ensemble d’actes antérieurs résumés, d’auteurs et d’époques différents, que confirme une autorité publique en faveur d’un établissement ecclésiastique.

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