Trois approches de la réalité
L’idéologue est le dépositaire d’une idée unique qui fonde un système exhaustif d’explication du monde. Cela lui confère, même s’il est un très grand crétin, une certitude totale qui lui permet de trancher de tout, tout de suite, définitivement et sans appel. Tout fait dont son idéologie ne peut rendre compte est nié, ou dénoncé comme illusion, tromperie, opium du peuple. Le discours qui la conteste, quelle que soit sa pertinence, est a priori infondé, puisqu’il n’est pas fondé sur elle.
L’idéologie relève pour une bonne part de la psychologie. C’est un état d’esprit qui se fixe sur une abstraction et la pousse à l’absolu. On pense immédiatement aux idéologies marxiste et nationale-socialiste, éventuellement à l’idéologie libérale. Mais l’idéologie, ce peut aussi être l’égalitarisme, le progressisme, les droits de l’homme. On peut encore fabriquer une idéologie à partir d’un élément de la réalité qu’on place au-dessus de tout, la nature, le peuple, l’Etat, l’Europe…En fait, tout peut être utilisé comme fondement d’une idéologie. Le christianisme lui-même, quand on le réduit au rang d’une morale, d’une philosophie ou d’une conception politique, peut prendre une tournure idéologique.
L’idéologue se prétend scientifique. Mais à la base de l’idéologie, il y a un acte de foi. Une idéologie, c’est une religion qui ne s’avoue pas, généralement inconsciente d’elle-même. C’est une vision du monde qui accorde une valeur surnaturelle à une réalité d’ordre naturel.
L’éclairage partiel et simpliste de l’idéologie est particulièrement inadapté pour les faits politiques, complexes, entremêlés de bien et de mal, de nécessaire et de contingent, d’intérêts divers, parfois divergents et pas toujours discernables. Les équilibres oscillants qui existent entre l’Etat et les communautés intermédiaires, les correspondances subtiles entre la morale et les lois, entre les lois et leur application, les mœurs du lieu, les situations originales, les statuts particuliers, en un mot la réalité concrète qui tire sa richesse d’une lente maturation dans la durée, ne sont aux yeux de l’idéologue que des résidus encombrants, des mécanismes de blocage ou des balivernes. Et peu importe que cet idéologue soit de gauche ou de droite, peu importe qu’il soit étatiste ou néo-libéral (1). Dans l’un et l’autre cas, il faut passer l’ancien monde par-dessus bord et recommencer sur des bases conformes à la bonne idéologie. L’idéologue est un puriste.
Une idéologie ne peut jamais s’installer complètement dans la réalité. La nature lui résiste. L’incompatibilité fondamentale de l’idéologie avec le réel finit toujours par se manifester. On note parfois, dans la bouche d’enseignants gauchistes, un étonnant bon sens – parfois des propos conservateurs, voire réactionnaires – quand ils parlent de leur pratique professionnelle. C’est que l’empoignade inévitable avec la réalité de la classe les dégage très vite de la glu idéologique. Dans le cas contraire, on se dépêche de les promouvoir conseillers pédagogiques, méthodologues ou chefs de service.
Si l’idéologie se distingue nettement tant du pragmatisme que du réalisme, ces deux dernières approches se recouvrent partiellement.
A l’inverse de l’idéologue, le pragmatique professe ne s’intéresser qu’aux faits constatables. Il examine la situation et répertorie les forces en présence. Certaines convergent, d’autres divergent ou s’annihilent. La résultante indique une direction générale. Et cette direction fonde la décision. Le pragmatique est un homme d’action. Il veut conclure, et sans tarder. Il ne va pas «chercher midi à quatorze heures», il ne fait pas de «grandes théories», il ne «cultive pas le byzantinisme en circuit fermé», comme disait Jean-Pascal Delamuraz à propos de La Nation. Il voit, il décide, il exécute. C’est sa force.
Par crainte de verser dans l’idéologie, il évite les affirmations de principe. Il pense que ce sont des bulles vides, des productions cérébrales arbitraires et sans rapport avec la réalité. Il ne voit pas la différence qui existe entre une idéologie et la mise en lumière des principes qui sont au cœur de la réalité et la meuvent.
Bornant son attention et son action au moment présent, il se subordonne sans s’en rendre compte aux mouvements idéologiques de fond qui conduisent l’évolution générale de la société. Dans cet aveuglement gît sa part d’idéologie, et sa différence d’avec le réaliste.
Pour le pragmatique, l’idéologie est une donnée parmi d’autres. Il ne la conteste pas sur le fond. Il se contente d’incorporer à sa synthèse les pressions qu’elle exerce sur le moment. N’allant pas au fond des choses, il combat des effets sans combattre leurs causes: médecine de symptômes! Il lutte ainsi contre la réforme scolaire, mais ne remet pas en cause l’idéologie égalitaire qui la fonde et ne cesse d’en relancer le processus.
Supposons qu’un projet de traité économique écorne légèrement la souveraineté des cantons, par exemple en unifiant une procédure de reconnaissance de diplôme. Là où le réaliste objectera: «Nous refusons ce traité car il porte atteinte au fédéralisme qui est le fondement même de la Suisse», le pragmatique répondra: «L’atteinte aux souverainetés cantonales est réduite. On peut la supporter, étant donné l’importance vitale de cette loi pour notre économie». Ceux qui répondront qu’une lésion infime du fédéralisme est susceptible de causer, à la longue et ajoutée à d’innombrables autres lésions infimes, des dégâts plus durables et profonds qu’une débâcle commerciale spectaculaire apparaîtront comme des ergoteurs, des esprits procéduriers, peut-être même comme les «fossoyeurs» du Canton que leurs principes auraient pu priver du traité vital.
Le pragmatique néglige des réalités essentielles simplement parce que la situation est telle qu’elles semblent temporairement inutiles. Il est prêt à supprimer l’agriculture sous prétexte qu’on peut acheter sa nourriture à meilleur compte à l’extérieur. Le réaliste lui rétorquera que c’est une vérité de toujours et de partout que le sol du pays doit être cultivé. Mais cette affirmation de principe n’aura pas le moindre effet sur le pragmatique qui se refuse à considérer le long terme autrement que comme un prolongement de la situation actuelle telle qu’il la perçoit. Le réaliste arguera encore que l’agriculture fait partie de notre défense nationale. En vain: les adversaires les plus dangereux de notre armée ne sont plus les pacifistes, mais, précisément, les pragmatiques, prêts à supprimer l’armée dès qu’ils ne voient pas d’ennemi à l’horizon. Le discours du réaliste qui affirme qu’on a toujours un uniforme sur son territoire, le sien ou celui d’une armée étrangère, apparaît au pragmatique comme un effet de langage sans pertinence aucune. Aux yeux du pragmatique, le réaliste est un idéologue.
D’ailleurs, pour le pragmatique, il est évident que l’armée suisse ne fait pas le poids! Elle ne le faisait déjà pas à l’époque de la deuxième guerre mondiale. Il y avait alors de bons citoyens, pas particulièrement tentés par le national-socialisme, mais qui, par pragmatisme, considéraient que, les forces en présence étant ce qu’elles étaient, il était raisonnable de s’ouvrir à l’ordre nouveau.
C’est à la longue que le pragmatisme démontre ses insuffisances. C’est un réalisme à court terme, un réalisme courtaud et matérialiste qui vise l’utile et l’immédiat. Le réalisme vise le bien et incorpore le long terme à son jugement. Ces notions ne s’opposent pas forcément: le bien englobe l’utile, comme le long terme englobe l’immédiat.
De même que personne n’est entièrement idéologue, personne n’est totalement dénué d’idéologie. On lutte contre ses tendances idéologiques en multipliant les allers-retours de la réalité sensible aux principes qui la meuvent, en expérimentant prudemment les principes qu’il nous semble avoir dégagés, le tout dans la perspective sans cesse rafraîchie des biens politiques permanents qui cadrent et justifient nos efforts.
NOTES:
1) Nous recourons au préfixe «néo» uniquement pour distinguer le libéral individualiste et internationaliste du libéral conservateur et fédéraliste, comme il en existe encore quelques représentants dans ce Canton. Mais sur le fond, le préfixe n’ajoute rien.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les nouveaux fanatismes – Revue de presse, Ernest Jomini
- Super Seniors – Revue de presse, Philippe Ramelet
- «Ma vie parmi les ombres» de Richard Millet – La page littéraire, Jean-Blaise Rochat
- Le rendez-vous de Thessalonique – La page littéraire, Vincent Hort
- Communautés complètes, communautés partielles – Olivier Delacrétaz
- 17 NON + 6 OUI = OUI – Antoine Rochat
- Le sens des mots – Daniel Laufer
- La peste aviaire – Olivier Dedie
- Paradis perdu – Le Coin du Ronchon