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Chanson douce de Leila Slimani

Laurence Benoit
La Nation n° 2071 26 mai 2017

Plus de six mois après sa lecture, la petite berceuse macabre de Chanson douce1, prix Goncourt 2016, me trotte dans la tête de manière obsessionnelle comme une rengaine dont on ne parvient pas à se débarrasser. Pourquoi? Tout simplement parce qu’à partir de choses extrêmement quotidiennes dont la littérature parle peu, ou tout au moins pas de manière aussi centrale, à ma connaissance, l'auteur esquisse un tableau saisissant de la condition des femmes modernes et de la France d’aujourd’hui.

Ce roman aborde le sujet, si omniprésent dans la vie des couples modernes, et pourtant si peu traité dans la littérature, de la garde des enfants quand les deux parents travaillent et des rapports très complexes de ceux-ci – et plus particulièrement de la mère – avec celle qui les remplace auprès de leurs enfants: la nounou. Il n’est pas fait pour les rassurer puisqu’il explore leur pire cauchemar. La nourrice des Massé, en apparence idéale, égorge les deux enfants dont elle a la garde dans un accès de mélancolie délirante.

Ecrit au scalpel, le roman de Leïla Slimani offre une pluralité de thèmes et de lectures possibles qui en fait toute la richesse: sociologique, psychologique voire psychanalytique, et, c’est plus risqué, politique.

Désarroi de la mère au foyer

En premier lieu, il sonde avec honnêteté la difficile condition d’une catégorie de femmes modernes, écartelées entre amour maternel et ambition professionnelle.

Myriam et Paul sont des bobos parisiens, deux adulescents comme les décrit Slimani elle-même, terme qui désigne ces jeunes gens peinant à sortir de l’âge de l’insouciance pour entrer dans celui des contraintes et des responsabilités, si typiques de la psychologie contemporaine. Paul travaille dans le milieu artistique de la production musicale. Myriam, tombée enceinte de Mila à la fin de ses études de droit, avant d’entrer sur le marché du travail, se consacre à sa fille à plein temps, enfant difficile réclamant une attention constante. Mais alors qu’elle semblait s’épanouir dans cette dyade fusionnelle, elle déchante à l’arrivée de son deuxième enfant, Adam, dix-huit mois plus tard.

Elle ne mesurait pas l’ampleur de ce qui s’annonçait. Avec deux enfants tout est devenu plus compliqué: faire les courses, donner le bain, aller chez le médecin, faire le ménage. […] Les journées d’hiver lui ont paru interminables. Les caprices de Mila l’insupportaient, les premiers babillements d’Adam lui étaient indifférents. Elle ressentait chaque jour un peu plus le besoin de marcher seule, et avait envie de hurler comme une folle dans la rue. «Ils me dévorent vivante» se disait-elle parfois.

Le cocon devient prison et l’amour maternel se mue en ressentiment. Myriam finit par se sentir totalement piégée entre les murs étouffants de son appartement parisien et n’aspire plus qu’à la fuite:

En rentrant chez elle, elle était totalement abattue. Elle a regardé Mila qui jouait tranquillement. Elle a donné le bain au bébé et elle s’est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne suffisait pas à la consoler.

Et puis, il y a le regard méprisant de la société sur les mères au foyer intériorisé par Myriam et décuplant son mal-être. Dans les dîners mondains, elle a honte de son statut minable de «desperate housewife» et de son quotidien incolore:

A quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien d’autre à raconter que les pitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elle épiait au supermarché. […] Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer.

Après sa rencontre fortuite avec un ami d’études, elle imagine qu’il téléphone à d’anciens copains pour leur raconter la vie pathétique de Myriam qui «ne ressemble plus à rien» et «qui n’a pas eu la carrière qu’on pensait.»

Déchirement intérieur de la carrier-woman

Mais après avoir retrouvé un travail passionnant, exigeant et valorisant dans un cabinet d’avocats grâce à cette rencontre, Myriam se plaint «de ne jamais voir ses enfants, de souffrir de cette existence effrénée où personne ne lui faisait de cadeau.».

A l’affection maternelle frustrée et au surmenage s’ajoute la culpabilité lorsque, convoquée par l’institutrice de sa fille pour discuter d’un incident la concernant, elle s’entend asséner un discours rétrograde qui la révulse mais qui appuie précisément là où ça fait mal:

C’est le mal du siècle. Tous ces pauvres enfants sont livrés à eux-mêmes, pendant que les parents sont dévorés par la même ambition. […] Et bien sûr, c’est nous qui subissons tout. Les petits nous font payer leurs angoisses et leur sentiment d’abandon.

Culpabilité qui atteint son paroxysme lorsque sa propre belle-mère, soixante-huitarde sur le retour, bohème mais pas bourgeoise, lui reproche son arrivisme effréné et sa démission dans l’éducation de ses enfants qu’elle l’accuse de faire entièrement reposer sur sa nourrice.

L’adulescente attardée découvre que le bonheur idéal des magazines féminins – maternité comblée menée de front avec une carrière épanouissante – est hors de portée de la grande majorité des femmes et que, dans ce monde imparfait, elles n’ont souvent le choix qu’entre deux maux:

Elle s’était rendu compte qu’elle ne pourrait plus jamais vivre sans avoir le sentiment d’être incomplète, de faire mal les choses, de sacrifier un pan de sa vie au profit d’un autre.

Entre déchirement intérieur, culpabilité, surmenage et conflit de générations, la vie des carrier-women selon Leïla Slimani ne semble guère plus enviable que celles de nos grands-mères.

Conflit de classes entre mère et nounou

Mais pour que Myriam en arrive au constat désabusé qui précède, il a d’abord fallu trouver une solution à la garde des deux enfants et c’est à ce carrefour décisif de la vie des Massé que Louise est entrée en scène.

Après avoir réussi haut la main le casting de nounous organisé par le couple, cette femme d’une cinquantaine d’années s’impose bientôt dans leur foyer comme une indispensable fée du logis.

Pour cerner la personnalité de Louise, la peinture du monde des bobos alterne avec celle d’un milieu précaire de Françaises déclassées et d’immigrées sans papiers, toutes sous-éduquées, vivier dans lequel sont recrutées la plupart des nourrices.

Leïla Slimani explore alors un pan peu étudié de «lutte des classes» entre mère et nourrice et le lent processus de basculement dans la monstruosité d’une femme banale en voie de précarisation.

Louise, dont le prénom désuet, les cols claudine et les talents de parfaite ménagère évoquent une France surannée, est une femme psychologiquement fragile, esseulée, inadaptée à la modernité par manque de formation et qui, pour gagner sa vie, s’est toujours occupée des personnes appartenant au deux bouts de la chaîne des âges et dont personne ne veut plus se charger: les vieillards gâteux et les enfants gâtés; rares tâches dans la société contemporaine ne réclamant aucun diplôme, mais nécessitant une bonne dose d’abnégation et de patience.

Enceinte d’un amant de passage, elle a épousé Jacques, un paresseux, envieux et vaniteux, qui l’humilie sans cesse, lui reprochant «son âme de carpette, à ramasser la merde et le vomi des mioches» et passant ses journées à fomenter des procès contre ses employeurs et à appuyer «frénétiquement sur les boutons de sa télécommande, comme un gosse rendu idiot par trop de jouets.» Pitoyable parangon d’une France acharnée à revendiquer des droits et abrutie par la télé, à sa mort, il ne laisse à Louise qu’un monceau de dettes auxquelles elle ne comprend rien et qu’elle va s’acharner à fuir dans une phobie administrative sans espoir.

Par nécessité, Louise a négligé sa propre fille, Stéphanie, pour accorder toute son énergie aux enfants de ses employeurs. Celle-ci file du mauvais coton et finit par se faire renvoyer de son lycée, ce qui déclenche une colère d’une violence inquiétante chez Louise, qui voit sa fille rater sa seule chance d’échapper à un sort précaire identique au sien par le moyen des études. Les ponts entre elle et Stéphanie sont brutalement rompus.

Louise est à cette étape de sa descente dans l’enfer de la solitude et de la pauvreté lorsqu’elle croise la route des Massé. Elle va se raccrocher à leur foyer comme à sa dernière planche de salut et comme à une famille de substitution.

Mais les jeunes gens, trop accaparés par leur vie trépidante et leurs propres ambitions, ignorent tout des angoisses de déclassement et de déréliction qui rongent Louise, trop fière et trop verrouillée pour les leur laisser suspecter. Non qu’ils soient des patrons méprisants ou arrogants! Ils essaient au contraire de lui donner le sentiment qu’elle est une amie de la famille plutôt qu’une employée, mais ces heureux privilégiés ne peuvent sonder la gravité de son mal-être, ni imaginer dans quelle détresse financière elle se débat, et encore moins réaliser à quel point ils la surchargent de travail.

La méfiance de Myriam va pourtant finir par être alertée par le poulet que Louise a récupéré dans la poubelle et dont elle a laissé la carcasse parfaitement nettoyée sur la table de la cuisine, comme un reproche qu’elle lui adresserait: symbole d’une profonde incommunicabilité entre privilégiés qui gaspillent et pauvres qui rongent les restes jusqu’à l’os. A partir de là, «les silences et les malentendus ont tout infecté». Le gouffre d’incompréhension entre le couple et sa nounou ne va cesser de se creuser jusqu’au drame final:

Paul et Myriam ferment sur elle des portes qu’elle voudrait défoncer. Elle n’a qu’une envie: faire monde avec eux, trouver sa place, s’y loger, creuser une niche, un terrier, un coin chaud.

Alors qu’au même moment, Myriam ne pense plus qu’à la meilleure façon de la licencier, Louise, percevant cette hostilité, s’enfonce dans la dépression qui était celle de Myriam avant son arrivée, mais plusieurs crans plus bas et, comme elle, en miroir, ne supporte plus les enfants: «[Elle] n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.» La fée du logis se métamorphose en sorcière et, comme «ces mères duplices qui, dans les contes, abandonnent leurs enfants aux ténèbres d’une forêt», elle accomplit le geste fatal que Myriam craignait d’accomplir en restant à la maison. Louise est le double maléfique de Myriam.

Ce roman, qui fait éprouver «terreur et pitié» au lecteur, a une vocation cathartique ainsi qu’un rôle d’exorcisme de peurs fondamentales et de désirs inavouables et inavoués des parents d’aujourd’hui.

Une allégorie politique

Dans les recensions consacrées à ce roman, personne, à ma connaissance, n’a relevé l’inversion de rôle opérée par Leïla Slimani par rapport au fait divers américain originel dont elle reconnaît s’être inspirée. Dans celui-ci, la nounou meurtrière était une émigrée d’origine dominicaine au service d’une famille américaine. Dans le roman, c’est la mère, Myriam, qui est une jeune femme d’origine maghrébine et la bonne d’enfant une Française de souche. Mais Myriam, contrairement aux clichés classiques sur les immigrés ou les descendants d’immigrés, est une jeune femme parfaitement assimilée, au bénéfice de brillantes études et qui s’est fondue dans sa culture d’adoption jusqu’à contracter un mariage mixte. Quant à Louise, c’est une Française déclassée, sous-éduquée, atomisée, en quête d’identité et de liens sociaux, et à l’estime d’elle-même laminée.

Il est tentant d’interpréter symboliquement ce renversement en lisant le livre comme une allégorie politique: la France profonde et déclassée en perte d’identité pourrait basculer dans le délire et le ressentiment et assassiner métaphoriquement les enfants de l’immigration parfaitement assimilés, en votant Front National par exemple. Mais la littérature n’est pas l’idéologie et il pourrait tout aussi bien être lu comme une fable montrant l’incapacité d’une élite privilégiée et multiculturelle à comprendre les angoisses d’une frange précarisée de ce pays en perte d’identité.

En «[plongeant] les mains dans l’âme pourrissante de Louise» pour essayer de la comprendre, Leïla Slimani, comme la policière chargée de l’enquête finale, plonge dans l’âme de la France féminine déclassée pour tenter de la décrypter.

Notes:

1 Leïla Slimani, Chanson douce, Gallimard, 2016.

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