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Le Rayon bleu

Eric Werner
La Nation n° 2072 9 juin 2017

Trois ans après Le Miel, son premier roman, Slobodan Despot nous revient avec un nouveau livre: Le Rayon bleu1.

Là encore, une histoire de guerre, mais très différente de la précédente. Alors que, dans Le Miel, Slobodan Despot ancrait son récit dans un épisode particulier de la guerre des Balkans (l’éradication, au milieu des années nonante, de la population serbe de Krajina, dans l’ex-Yougoslavie), il s’interroge ici sur la dissuasion nucléaire et ses paradoxes.

Cette thématique n’intéresse plus aujourd’hui grand monde. Il y a une génération ou deux encore, pourtant, elle était au cœur même du débat public. Qui ne se souvient des campagnes antinucléaires des années soixante et septante (campagnes qui eurent leur prolongement en Suisse)? Et, un peu plus tard, dans les années huitante, des grandes manifestations, en Allemagne, contre les euromissiles? Des auteurs académiques s’invitèrent également dans le débat: Karl Jaspers (La bombe atomique et l’avenir de l’homme), ou encore Raymond Aron (Paix et guerre entre les nations). Mais la thématique, avec le temps, s’est banalisée. Non que le risque objectif de guerre nucléaire ait aujourd’hui disparu, tant s’en faut. Mais ce n’est plus de lui, désormais, que se nourrit l’angoisse collective. D’autres risques occupent aujourd’hui le devant de la scène: environnementaux notamment.

En ce sens, le roman de Slobodan Despot nous prend à contre-pied. D’une structure sensiblement plus complexe que le précédent (même si, comme il l’avait déjà fait dans Le Miel, l’auteur recourt à la fiction du narrateur s’exprimant en première personne: c’est lui le centre de perspective), il embrasse un assez large espace de temps: des années soixante à nos jours. Certains des personnages qu’il met en scène ont existé réellement, comme le général Gallois, le père de la bombe atomique française, qui théorisa en son temps la «dissuasion du faible au fort». L’auteur, qui l’a un peu connu, en brosse un portrait à la fois saisissant et haut en couleur. Il nous fait également pénétrer dans un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), l’un des quatre que possède aujourd’hui la France. Claustrophobes, s’abstenir!

L’intrigue se noue autour des débats de conscience d’Herbert de Lesmures, un proche conseiller du président Doudelanier (alias François Mitterrand). De Lesmures est un représentant de l’ancienne France, un aristocrate un peu «hors-temps». A certains égards, il fait penser aux héros de Jean Raspail, l’auteur de Sire ou des Sept Cavaliers. Il a un château en Sologne, des chiens de chasse, etc. Mais c’est aussi un dissident, un objecteur de conscience. On le retrouve un jour mort dans son bureau parisien. L’enquête officielle conclut au suicide, mais les proches de Lesmures, à commencer par sa fille, Carole-Anne, pensent, en fait, qu’il a été assassiné. Carole-Anne reprend donc l’enquête, ce qui, forcément, lui fait courir à elle-même certains dangers. Elle meurt très vite. 

On a ici tous les ingrédients d’un roman à la Le Carré. Mais les ingrédients seulement. Car Slobodan Despot est avant tout un moraliste. Il explore les profondeurs du cœur humain, alignant des notations souvent très fines sur l’homme dans ses rapports avec lui-même et avec les autres. Son livre, en ce sens, s’inscrit dans la grande tradition du roman psychologique français. Quant au beau personnage de Carole-Anne, il renvoie bien évidemment à Antigone.

L’auteur aborde également, mais de biais, la question délicate de la guerre juste, question que la dissuasion ne contribue pas peu à dramatiser. Jusqu’où aller ou ne pas aller quand on fait la guerre (ou seulement même la prépare)? Quelles limites? La théorie de la dissuasion, on le sait, la résout en disant que, du fait même de la dissuasion, la guerre nucléaire n’aura jamais lieu. A la limite même, la dissuasion nucléaire garantit la paix perpétuelle. Le général Gallois n’était pas loin de le penser. Mais cela n’est vrai que sur le papier. Dès qu’on quitte un peu le monde des idées pour retrouver le monde sublunaire, le nôtre (monde livré au hasard, aux choix incertains), cela cesse d’être vrai. C’est ce qu’Herbert de Lesmures, un ex-disciple du général Gallois, pourtant, en vient progressivement à admettre. Le discours de la dissuasion est de nature, en fait, idéologique. Idéologique, au sens même où l’entendait Hannah Arendt: il est logique de l’idée, abstraction pure. Il se coupe ainsi de la réalité, avec tous les risques que cela implique. Lesmures opte, lui, pour la réalité. 

La mort est omniprésente dans ce roman. C’est peut-être la grande différence avec Le Miel. Le Miel était un roman de la vie, Le Rayon bleu, au contraire, très clairement, même, de la mort. Les titres respectifs des deux romans le disent d’ailleurs assez. Le miel est une métaphore de la vie, de l’espoir. Le rayon bleu, au contraire, est l’éclair nucléaire. Tous ceux qui l’ont vu en sont morts. «Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face», disait La Rochefoucauld.

Notes:

1  Gallimard, 2017, 192 pages.

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