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D’André Gide à Frédérique Burnand

Daniel Laufer
La Nation n° 2093 30 mars 2018

« Décrasser la table de la cuisine qui n’a pas vécu cela depuis longtemps, vider les cendriers débordants ; je trouve derrière un meuble un aspirateur que je passe dans ma chambre pour la rendre habitable, j’enlève la poussière qui recouvre toutes les surfaces, nettoie le miroir quasi opaque (tiens, on se voit dedans !), enlève les couches d’insectes morts sur le rebord de la fenêtre: il y en a d’autres bien vivants dans les rideaux, des mites ? Je m’attaque à l’étagère devant la fenêtre, couverte de bouteilles plus ou moins récentes de vernis à ongles aux couleurs variées, de bijoux fantaisie. Enlever les toiles d’araignées un peu partout, essayer sans y parvenir, de fermer les portes de l’armoire qui déborde d’habits posés sur des rayons qui ont lâché et dont l’oblique semble augurer une chute très prochaine. » Voilà comment Frédérique Burnand décrit son arrivée dans la «famille d’accueil» où elle logera pendant ses deux semaines de cours de russe intensif à la fameuse université Lomonossov de Moscou, en été 2007. Mais qu’on ne se méprenne pas: son récit, toujours précis, n’a rien d’un réquisitoire. Elle observe et note tout ce qu’elle voit, de son lever à son coucher, dans la cuisine, dans la rue, dans les transports publics, à l’université; et l’on se demande bien comment Frédérique trouve le temps de photographier par sa plume le monde qui l’entoure, dans un style alerte qui vous saisit de la première à la dernière ligne. Mais de quoi parlons-nous? Des Jours de Russie que Frédérique Burnand vient de publier aux Editions de l’Aire, à Vevey, un livre tout à fait original et qui pourrait être en même temps l’opposé du Retour d’URSS. On se souvient en effet du désenchantement de Gide, non seulement dans son Retour, mais plus encore dans les Retouches : « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés, l’un après l’autre. Bientôt… il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. » Cela lui avait valu l’excommunication de l’intelligentsia communiste à Paris. Rien de cela chez Frédérique Burnand, quand bien même, comme on vient de le voir, son regard et sa mémoire sont impitoyables. Il y a chez elle une bienveillance, une tendresse secrète pour ceux qu’elle rencontre, et en même temps une amertume bien compréhensible devant l’absence si fréquente de contacts avec ses voisins – dont pourtant elle parle et comprend la langue. Cela nous vaut le refrain d’un regret entendu plusieurs fois: la catastrophe qu’a été la période du démantèlement de l’Union, l’augmentation du taux de chômage, de l’alcoolisme, de la mortalité… qui expliquent le renouveau d’un «stalinisme rampant»; le niveau scolaire était très bon, pas de chômage (non, il n’y avait pas de chômage dans les pénitenciers!), un son de cloche qu’on entend beaucoup moins à Moscou, semble-t-il, qu’à l’est.

Au fur et à mesure qu’on la suit, de Moscou à Novossibirsk (ah! ces descriptions des trains russes!), de Novossibirsk à Tomsk, puis à Tcheliabinsk, on est de plus en plus impatient de voir «comment ça finira»; et ça n’est pas la moindre qualité de ce récit de nous mener, après toutes sortes de péripéties racontées avec vivacité et non sans humour, à son point de chute. La psychothérapeute Burnand, bénévole et sans titre, a en effet obtenu, à l’occasion de son année sabbatique, d’être engagée pour trois mois au Centre de chirurgie cardiovasculaire de Tcheliabinsk, un million et demi d’habitants, 1500 km à l’est de Moscou. A quel titre? Comme accompagnatrice de candidats à une opération du cœur où elle mettra en pratique la « bournandskii metod ». Elle est étrangère, seule, parle le russe non sans accent, et sa «méthode» suscite plus de méfiance que d’intérêt. Nous n’allons pas la dévoiler ici; ce serait priver le lecteur du plaisir d’une belle surprise. Simplement il faut lire Jours de Russie jusqu’au bout, car c’est un livre extraordinaire.

Référence:

Frédérique Burnand, Jours de Russie, Ed. de l'Aire, 2018, 288 p.

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