Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Objectif ou conformiste?

Jacques Perrin
La Nation n° 2098 8 juin 2018

Il y a quelques semaines, nous nous sommes demandé avec l’historien Johann Chapoutot s’il est possible de comprendre le nazisme. Chapoutot s’est vu reprocher à la fois de montrer trop d’empathie pour son sujet et de laisser entendre qu’il est antinazi. Cette double accusation nous a incité à penser que Chapoutot, restant en équilibre sur une barre étroite, est apte à saisir la vérité du nazisme. Autrement dit, il semble «objectif».

Un historien ne peut pas ne pas être de son temps. Il choisit et découpe les thèmes historiques selon les catégories en vigueur. Le mieux qu’il puisse faire est de dévoiler et d’analyser ses propres préjugés au lieu de professer un semblant de neutralité.

Nous qualifierons Chapoutot d’«homme de gauche», même si aujourd’hui un brouillard de plus en plus épais enveloppe cette dénomination. Il dispose d’une chronique régulière dans le quotidien Libération. Au cours de la conférence relatée dans notre précédent article, quand il répond aux questions du public, Chapoutot donne des gages de bien-pensance. Il ironise  sur la France riante du maréchal Pétain. Il dit: des nazis serbes, il y en a eu, se croyant obligé de les mentionner après avoir parlé des oustachis croates et de Mgr Stepinac, comme pour rétablir un équilibre, alors que les «nazis serbes» étaient moins nombreux que les partisans titistes ou les tchetniks monarchistes qui suivaient Mihailovic lâché par les Anglais; mais de nos jours, le Serbe est moins apprécié que le Croate membre de l’UE… Il maltraite Soral et Dieudonné comme le premier médiatique venu; il fait des allusions à la crise des migrants et au prétendu manque d’hospitalité des pays de l’Est, ou accuse les catholiques polonais d’antisémitisme ou d’homophobie. Il n’est cependant pas islamo-gauchiste, réservant aussi des piques à Daech («les amis des antiquités de Palmyre» trop bêtes et incultes…).

L’historien français ne se contente pas de confesser ses préférences, il en fait un objet d’étude. Les règlements universitaires français l’y incitent. Après la thèse de doctorat, l’apprenti historien doit obtenir son habilitation et rédiger une seconde thèse, accompagnée d’un recueil d’articles et d’un mémoire de synthèse d’ego-histoire. Dans celui-ci, le doctorant parle de lui-même et expose les motifs qui l’ont poussé à devenir historien. Chapoutot se réfère aux essais d’ego-histoire rassemblés par Pierre Nora en 1987. Alors il nous surprend et s’avoue touché surtout par le texte de Pierre Chaunu, historien pourtant réputé conservateur.

Le parcours de Chapoutot lui-même est le suivant: il est né dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, électoralement favorable à la «droite dure» (Estrosi et Marion Maréchal-Le Pen, vous voyez le niveau ! et Le darwinisme social est sensible dans n’importe quelle réunion de l’UMP, dit il en passant). En 1962, sa famille a recueilli des Français fuyant l’Algérie indépendante. On éprouvait dans son milieu une aversion  marquée pour de Gaulle. A la maison régnait la haine des Algériens. Dans les années huitante, la famille votait Front national, pratiquant selon Chapoutot une «militance à poil dur». A l’école, l’ambiance était tout autre. Le jeune lycéen avait des copains maghrébins. Il admirait sans limites ses professeurs qu’il tenait pour des demi-dieux remplis d’une autorité indiscutable. Or ces professeurs, de gauche, faisaient contrepoids à l’ambiance familiale. Ils remettaient Chapoutot sur le droit chemin idéologique. Celui-ci décida alors d’entrer en faculté des Lettres et de se consacrer à l’étude des «radicalités» pour comprendre «les raisons de la haine de l’autre», cette haine «complexe, poignante et peu cohérente» que sa famille éprouvait.

Chapoutot est conscient qu’il existe des modes intellectuelles et affectives auxquelles toute une génération se soumet. Quand il se penche sur les origines du nazisme, il a l’impression de faire connaissance avec des gens qui lui ressemblent: d’éminents professeurs adeptes de l’appareil critique, des notes en bas de pages et des bibliographies. Il a affaire à des collègues, mais ceux-ci offrent une nourriture intellectuelle extravagante (les Juifs et les Aryens sont en guerre depuis 6000 ans, croient-ils) à des jeunes gens brillants qui formeront l’ossature du parti nazi. Avant 1945, en Allemagne, une élite sociale inférieure à 1% de la population fréquentait le monde universitaire. Un professeur de faculté provenait d’un milieu aisé, forcément conservateur, nationaliste, voire antisémite; c’était la norme culturelle de l’époque.

Aujourd’hui, en France (et en Suisse), l’Université «démocratisée» a installé sur les estrades des professeurs de gauche. Ils sont presque tous opposés aux frontières et aux nations, égalitaristes, féministes (quand l’ambition féminine ne menace pas leur chaire…) et «ouverts» à tout et n’importe quoi.

Chapoutot ne s’excepte pas du lot. Il sait qui il est, d’où il vient et ne cache aucun de ses préjugés à ses lecteurs et auditeurs. Il les met sur la table. Il montre que l’objectivité réside dans l’effort de comprendre le passé malgré les postulats moraux d’aujourd’hui et  en dépit de la répugnance qu’inspirent certains événements. Quand Chapoutot lit la lettre qu’adresse à son épouse et ses petites filles chéries Walter Mattner, soldat de 22 ans affecté à un Einsatzgruppe en Lituanie, dans laquelle il raconte qu’il a joué au tir au pigeon avec des bébés au-dessus des fosses où gisent des Juifs tués d’une balle dans la nuque, l’historien au travail doit d’abord surmonter son dégoût afin de comprendre comment des hommes ordinaires sont parvenus à de telles extrémités.

Le but de l’historien est d’expliquer le passé. Il s’acquitte de sa mission d’autant mieux qu’il se connaît lui-même et sait analyser ses partis pris.

Il en va de même des journalistes. Nous préférons ceux qui annoncent la couleur et craignons leurs confrères qui, assez nombreux dans les journaux dits «de référence», se complaisent dans une hauteur arrogante et examinent les événements de Sirius, afin de masquer cette tendance que nous partageons tous à imaginer détenir la vérité, alors que la bonne conscience et la conformité aux règles de notre milieu interviennent toujours, peu ou prou, dans nos jugements.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: