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Occident express 26

David Laufer
La Nation n° 2118 15 mars 2019

Ils étaient venus dîner chez nous avec leurs trois enfants, vivant en Suisse mais Serbes d’origine. Nous avions en quelque sorte échangé nos destins. Pour l’occasion, nous leur avions préparé des mets simples accompagnés du gentil petit vin que nous produisons nous-mêmes. Ils s’exclamaient à chaque bouchée et ne tarissaient pas d’éloges, sur notre accueil, sur notre appartement, sur tout. Quelle vie vous avez ici! En voilà qui ont tout compris! Ah Belgrade, quand même, c’est autre chose que Lausanne! Tout se passait très bien jusqu’à ce que ma femme s’interroge: si cette ville vous plaît tant, que vous y avez famille et amis, pourquoi ne pas vivre ici? Ah, mais, bien sûr, enfin, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Leur enthousiasme était retombé en quelques secondes. Je me suis souvenu de l’histoire du jeune homme riche qui voulait suivre Jésus. Ce dernier lui avait proposé de tout vendre et d’en distribuer le produit aux pauvres. Et le jeune homme était reparti, seul et triste, «car il avait beaucoup de biens» dit l’Evangile. Pour justifier leur refus de quitter Lausanne, ils mettaient la responsabilité sur le dos de leurs enfants. Tu sais, pour eux ce serait une transition trop compliquée, c’est un âge sensible, etc. La fin de soirée fut plus calme. La diaspora produit des complexes étonnants. Ayant quitté leur patrie par nécessité, les diasporiques en conçoivent une culpabilité souvent écrasante. Ils vivent dans leur confort suisse mais souffrent de savoir que leur famille, là-bas, vit plus chichement. Ils compensent le fait qu’ils ne partagent pas les difficultés de leur peuple par des propos irrédentistes. Personne ne hait les Albanais comme les Serbes de la diaspora, les Palestiniens comme les Juifs de la diaspora, les Irakiens comme les Iraniens de la diaspora, les Turcs comme les Arméniens de la diaspora, les Serbes comme les Albanais de la diaspora et ainsi de suite. Heureux nulle part, partout insatisfaits, toujours prêts à devoir repartir, jamais sûrs d’aimer ou d’être aimés. Alors tous les étés ils reviennent chez eux. De visite en visite chez cousins et grands-mères, ils mangent pour six mois, embellissent le récit de leur vie, distribuent des cadeaux, soignent leurs complexes, encouragent leurs neveux à quitter le pays. Et puis ils repartent en courant vers leur Suisse propre en ordre. Tristes, car ils ont beaucoup de biens.

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