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Les débuts de Freddy Buache

Bertil Galland
La Nation n° 2126 5 juillet 2019

Te voici donc, cher décédé, avec un nom désormais suivi de deux dates: 1924-2019. Toi qui te fâchais aisément, tu ne m’en voudras pas d’invoquer en ce journal une tradition, l’amitié vaudoise, mouvement naturel surmontant les idéologies qui divisent et les ego qui séparent. En 1985, tu avais consenti à me raconter ta vie en vue de tourner un Plans-Fixes. Le résultat, en film, fut une heure si courte sur l’écran qu’elle m’a laissé un plein cahier de notes orphelines. A ta mémoire je réunis, ici, un peu de ce que tu m’as relaté de tes débuts.

Né un 25 décembre, tu te sentis plutôt, m’as-tu dit, comme un natif de 1925. Tes premières années furent en lisière de la grande forêt du Jorat, à Villars-Mendraz. Ta famille tenait le café de la Poste et un petit train de campagne d’un cheval. Logement au dessus de la laiterie. Enfance de roi à travailler aux champs. Région des bois où rester pour ses vacances. En face de la pinte, la grande salle. On y donnait des bals, les soirées du choeur d’hommes. Tu y vis ton premier film. Un nommé Rapin, dans sa tournée du canton, y projetait du cinéma muet, surtout américain, mais il faisait retentir des coups de pistolet. Souvenir d’une belle écuyère, un lézard en diamants sur l’épaule. Ton père, m’as-tu raconté, était un révolté à la vaudoise. C’est ta mère qui prenait les décisions. Quand le café fit faillite, c’est elle qui vous fit déménager à Lausanne. A dix ans, tu n’avais jamais vu une ville. Vous êtes arrivés à la place du Tunnel. Misère noire dans un appartement de l’avenue de France. Choc moral. Ta mère se fit sommelière dans un Buffet de Chauderon, quittant son domicile à 9 heures, revenant après minuit. Famille aidée par l’assistance publique.

Elève de l’école primaire de Beaulieu, tu ne cesses de lire. Un voisin employé à la BCV remarque tes bonnes notes et dit: «Il faut que ce garçon aille au collège». Mais l’écolage est cher, pas de bourse. Ta mère se saigne et tu es admis en 1936 au Collège scientifique. Que fait ton papa? Manœuvre. Tu es en classe le seul fils d’ouvrier. En ville, beaucoup de chômeurs. Tu entends des mots inconnus, comme «tensions politiques». Un Premier mai, tu te rends sur la Riponne dans une foule qui proteste. Fanfare. On chante l’Internationale. Un type te gifle pour que tu ôtes ta casquette de collégien. Tu portais aussi une petite médaille appelée l’olive. Tout ça, disais-tu, m’illumina.

Pour un tailleur au Maupas, tu vas porter ses livraisons et découvres l’avenue de Rumine, autre versant du monde. Tu te mets à sillonner les rues de Lausanne. En 1940, passant comme toujours tes étés à Villars-Mendraz, tu travailles à un concours d’histoire sur «l’unité allemande». Tu m’avoues qu’à quinze ans tu voyais l’Allemagne dirigée par un type dynamique. De Bismarck à l’affaire des Sudètes, tu scrutas le glissement de l’unité allemande au pangermanisme. Tu reçus un prix de ton école mais entendis un professeur tousser.

Pour la suite, le gymnase scientifique ou l’Ecole normale? Une bonne fortune te fait entrer chez Jean-Pierre Pradervand. Dans ton quartier, le futur conseiller d’Etat radical a fait de l’Ecole de commerce qu’il dirige un lieu rayonnant. René Berger, le maître de français qui va bouleverser le Musée cantonal des Beaux-Arts, te plonge dans la poésie et toutes les formes contemporaines de l’expression. Les jeunesses paroissiales de Saint-Paul t’entraînent sur scène dans des spectacles. De là tu passes au milieu des étudiants, mais sans t’inscrire toi-même en faculté. L’effervescence des Bellettriens t’offre tes plus proches amis, tel Gaston Cherpillod, un frère, fils d’ouvrier. Sur sa condition il publiera en 1959 Le chêne brûlé. Mais c’est à la fin de la guerre que tu fréquentes aussi Charles-Henri Favrod aux Escaliers du Marché. En ce quartier tu tombes dans le vif des luttes européennes pour la conquête des esprits. Tes échanges s’y étoffent avec Horst, alias André Gorz, le réfugié viennois de Lausanne qui deviendra Michel Bosquet dans les analyses sociales du Nouvel Observateur. Il te conduit à Sartre. Tu tentes d’avaler L’être et le néant.

Toi qui passais d’un film à l’autre, car les billets étaient alors bon marché, n’es pas allé très vite à Paris. Mais dès 1944, tu devins sartrien. Par un conformisme d’époque, il paraissait s’imposer, pour un garçon révolté, de se mettre en carte dans le parti communiste. A Lausanne, c’était le POP d’André Muret, fidèle stalinien. Or c’est Sartre qui t’empêcha d’être reçu, car tu fus traité de trotskiste. Tu te rapprochas de Marx Lévy, architecte venu de Bienne. Mais lui t’orienta surtout vers le surréalisme. Skira faisait souffler sur la Suisse romande des vents nouveaux par ses premiers numéros de Labyrinthe, revue où l’exigence esthétique de la modernité fut primordiale.

A l’Ecole de recrues, un capitaine qui admirait Malraux te persuada de grader. L’entrisme trotskiste fit de toi un caporal de l’armée suisse, et même un premier-lieutenant. Mais un jour, une exposition sur le cinéma au Palais de Rumine changea ton existence. Une main se posa sur ton épaule et une voix te demanda:«Qu’en pensez-vous?» C’était l’organisateur venu de Paris, Henri Langlois, qui te parlait. Derrière lui: la Cinémathèque française en recherche d’elle-même, bousculée par le besoin d’archives et le phénomène global d’un nouvel art audiovisuel. A toi et à quelques autres rencontrés par hasard à la Riponne, le Français prêcha: «Créez un ciné-club à Lausanne!» Chose faite en 1946.

Tout le reste en découla, jusqu’au fauteuil de premier rang qui t’attendra chaque année au Festival de Cannes. Retour à la fin des années quarante, quand Sartre vint en personne à Lausanne propager l’existentialisme. Il ne t’empêcha pas de te lier à Charles Apothéloz. Dans l’immeuble du café dit le Viril, à Ouchy, tu partageas avec cet ami, selon mes notes, un logement à l’étage. Ce membre du ciné-club se vouait au théâtre. Il s’était par ailleurs engagé, avec la Ligue vaudoise, dans le creusement du canal du Rhône au Rhin, piochant dans une longue fosse à Bussigny. Tu ne chipotas pas (c’est ton mot) sur cet engagement dans un mouvement de droite. Mais Favrod vous fit lire dans les Cahiers du cinéma l’esquisse d’un scénario de Sartre appelé Les Faux Nez. A la Maison du peuple, haut-lieu de Lausanne, la troupe Grenier-Hussenot venait de s’offrir en modèle d’une approche fraîche de l’art dramatique. Sous cette double impulsion, tu fus l’un des comédiens qui, avec Apothéloz, se présentèrent en troupe à Paris dans un concours pour les jeunes compagnies. Votre groupe prit le nom des Faux Nez pour donner ce spectacle chez Dullin et vous en êtes sortis les premiers.

Mais ta cause n’était pas la comédie. Tu laissas Apothéloz rêver à une troupe itinérante, jouant de bourgs en villages et créant son théâtre dans une cave de la rue de Bourg. A Lausanne tu fis prospérer le ciné-club, l’un des six premiers d’Europe, m’as-tu dit, créé par Claude Emery, popiste et postier. Quant à la Cinémathèque suisse, elle fut un vaisseau amiral qui, par ton acharnement, survécut et prit en cargaison un chaos de pellicules. Une absence pathétique de moyens a fini par produire, à la vaudoise, une institution fédérale et une référence mondiale, avec leurs problèmes nouveaux.

Tu lisais tout et voyais chaque film. Emule de Langlois, tu devins le complice de grandes figures du cinéma. Tu étais volontiers un critique en colère. Tu ne cessais de tracer les lignes de force d’une culture cinématographique nettement engagée, qu’on trouvait dans la Tribune de Lausanne, dans Construire, dans Carreau, ton propre journal au tirage confidentiel. C’est ainsi que, par toute ta vie, tu as fait monter dans la conscience publique, en ton époque, le septième art.

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