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Sur la route des mots

David Rouzeau
La Nation n° 2153 17 juillet 2020

Jean Romain a récemment publié un livre consacré à sa passion pour la moto. Il s’agit du récit de plusieurs voyages narrés de manière subtile et charnelle. La route est racontée sur un papier blanc glacé, agrémenté de toute une série de belles photographies réalisées lors de ces pérégrinations.

Raconte-moi la route commence avec un chapitre sur le père qui initia l’auteur à la moto dans son Valais natal habité de transcendance. Jean Romain est l’héritier de son père. Il hérite aussi du souci de l’essentiel: «Chez nous, il y avait le crucifix et la moto.» La première phrase de ce récit présente ainsi deux références fondamentales qui se complètent: d’une part la moto et l’horizontalité de sa route (l’immanence de notre monde), et d’autre part le crucifix et la verticalité (la transcendance), la route étant un moyen pour accéder à la transcendance.

Deux grands voyages occupent chacun une partie importante du livre, la route 66, allant de Chicago à Santa Monica, et la route du Cap Nord, entamée à partir de Hambourg et menée jusqu’à la pointe septentrionale de l’Europe. Il est intéressant de noter que Jean Romain parcourt des routes traversant des terres de notre civilisation occidentale, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie. En cela, il se consacre à notre civilisation, à ses paysages, à sa poésie, à son âme.

Le périple à moto doit bien sûr se vivre avant tout, mais il est bien qu’un écrivain en témoigne pour que les autres hommes puissent le vivre aussi, à leur tour, par la puissance thaumaturgique des mots. L’auteur se donne cette mission de dire et il y parvient avec une prose fluide, qui parle de manière simple des choses triviales, qui se fait parfois plus philosophique ou poétique, afin de dire l’ineffable des intensités vécues.

Jean Romain est aussi philosophe et il pense ce que signifie le fait de voyager à moto. Celle-ci permet d’être «dans le monde, plus intensément». Elle permet aussi de parcourir de grandes distances assez rapidement et fait donc défiler devant les yeux du baroudeur les plans successifs de paysages divers. La route est cinématographique. Elle permet de contempler la beauté du monde. Il y a par ailleurs un phénomène de dépouillement qui s’opère au fur et mesure que les kilomètres s’accumulent: «Parcourir la longue route, c’est attendre que notre banalité s’élève, et ainsi, comme une statue de Giacometti, se débarrasser du superflu et renouer avec la pluralité du simple. La route est une pierre ponce gigantesque, et l’homme de la route ne méprise rien, aucune lumière, aucune odeur. Tout prend une importance accrue à ses sens, car elle joue comme une loupe.» La route amène à des états contemplatifs. La moto est une ascèse et une mystique. Elle est l’un des innombrables chemins menant aux «minutes heureuses», à des fulgurances de plénitude surprenant l’homme qui sait s’y prendre.

Jean Romain est habité par les figures du christianisme, mais il l’est tout autant par l’autre racine de notre civilisation: la culture classique gréco-latine. Le monde est peut-être habité par les dieux, par des forces, certainement par un «absolu». Sa perception du monde est également imprégnée par la grande littérature dont des références ponctuent le texte: «Tout est mots chez moi», écrit-il.

Mais ce qui sous-tend de manière fondamentale ce récit est un éloge de la vie humaine. C’est le récit en «je» d’un homme qui éprouve le monde. Durant ses odyssées à moto, Jean Romain vit toute la gamme des expériences, des plus triviales aux plus rares, à l’image de toutes les météorologies que l’on vit directement sur cet engin. C’est un homme équilibré et solide qui organise ses déplacements, souvent avec un ou quelques amis, parfois avec son épouse, parfois seul. Il vit des joies, des angoisses, une immense peur sur un pont surplombant un fjord poussé par des vents furieux, de bonnes nuits, des mauvaises aussi, mais souvent métamorphosées au matin par les promesses du nouveau jour. Un peu comme Ulysse, l’homme avance en ce séjour qu’il sait être le sien, entre les obscurités, les banalités et les lumières qui le composent, à la recherche du bonheur. Ce récit défend ainsi un humanisme profond. La critique au vitriol du «monde an-humain» de Las Vegas est magnifique et permettra aux lecteurs d’éviter ce lieu de malfaisances. L’auteur dépeint l’homme universel tout en réalisant son autoportrait à la lumière de la route.

On ne fera peut-être jamais de moto, on ne parcourra probablement pas ces routes, notamment celles qui durent des semaines, mais, par cette prose, on en aura eu un avant-goût et même peut-être — ô miracle — le goût. On comprendra aussi ceux qui pratiquent cette activité, et c’est toujours bien de comprendre une passion que nous ne partageons peut-être pas. Cela pousse au respect et à la sympathie. Enfin, c’est un vibrant appel à vivre nos vies d’hommes le plus intensément possible: «la route permet la vie». Jean Romain nous le dit dans ce manuel consacré au bon usage de la moto, un véritable mode d’emploi, à adjoindre à celui de la mécanique matérielle de l’objet.

Le texte parle de la beauté des pays traversés, de leurs singularités, et il dit aussi le plaisir à retourner chez soi. Il se clôt sur la douceur de la Toscane, paradis terrestre s’il en est, locus amoenus, séjour par excellence de l’homme, Ithaque retrouvée…

Notes

Jean Romain, Raconte-moi la route, Ed. Slatkine, Genève, 2020.

 

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