Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Jean Rüf le facétieux

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2156 28 août 2020

Notre confrère et ami Jean Rüf, alias RP Rouet, l’auteur de l’immortel Radical absolu1, nous a quittés le 10 juillet pour un monde que l’on espère tous radicalement meilleur.

Originaire de Bütschwil (SG) et Lausanne, né le 22 juillet 1946 dans la capitale vaudoise, il était le fils de Heinrich, dit Heini, docteur en chimie de l’EPFZ, collaborateur de Bayer Suisse, et de Violette, née Perrin – cette grande dame de la Radio romande plus connue sous le nom de Yette Perrin, originaire d’Ependes2.

Jean Rüf avait obtenu sa maturité fédérale latin-anglais à Lausanne, puis étudié les lettres à l’Université de Genève jusqu’à la demi-licence. Pratiquant couramment plusieurs langues, ce lettreux imitait avec talent les accents zurichois, italien, écossais et même finnois, la langue de son épouse. Inscrit au Parti socialiste vaudois, il se revendiquait «socialiste cotisant non militant», s’empressant d’ajouter que «militantisme et journalisme forment un couple à haut risque». Son violon d’Ingres? «La contemplation amusée des gens en action», d’où sa collaboration assidue au Centre de recherches périphériscopiques d’Oleyres et, parfois sous pseudonyme, à quelques périodiques vaudois anticonformistes…

Après avoir fait ses premières armes dans le journalisme à la Feuille d’Avis de Vevey (1969-1973) sous la direction d’Émile Gétaz, il est en charge de l’actualité politique vaudoise à La Tribune – Le Matin (1973-1987), où il s’occupe aussi des sports et d’une chronique de calembours intitulée «La Pirouette de Jean Rüf». Ah, ces fameuses pirouettes! Lorsque Kurt Furgler quitte le Conseil fédéral, cela donne: «Ku Fu le camp.» L’UDC triple-t-elle sa représentation au Conseil national, passant de sept à dix-neuf sièges? «L’UDC a vaincu… mais dix-neuf sièges.» Lorsque Béjart vient à Lausanne: «Bujard reste à Lutry.» Calvin a 450 ans? «Son secret: la pasteurisation.» Et cette pirouette qui demeure d’une grande actualité: «Proverbe bernois: faute avouée est à Moutier pardonnée» …

Jean Rüf le facétieux passe ensuite à 24 heures, quotidien dans lequel il publie aussi diverses chroniques, aussi mordantes que politiquement incorrectes (1987-1994). Quelques exemples? L’écrivain et chroniqueur Christophe Gallaz en pince pour Yvette Jaggi; lorsque la syndique de Lausanne devient aussi la muse de Gilbert Salem, Jean Rüf s’exclame: «Yvette avait une béquille littéraire; elle a maintenant deux cannes.» Lors du débat sur la norme pénale antiraciste, il n’hésite pas à proclamer: «Objection, Votre Honneur: je dis non à votre article 261bis»; il craint en effet pour les journalistes une restriction de leur liberté d’expression et rappelle que la jurisprudence en matière de presse s’est déjà durcie avec la crise: mesures provisionnelles avant parution, droit de réponse élargi, obligation de divulguer ses sources. Dans une lettre de lecteur, le député Pierre Chiffelle l’accuse de «découpage de cheveux en quatre», mais Jean Rüf campe fermement sur ses positions. Dans ses comptes rendus des débats parlementaires, y compris lors d’interventions particulièrement musclées comme celles du député indépendant Eric Werner, il témoigne à la fois d’une grande impartialité et d’une réjouissante liberté de ton.

Son goût pour la satire s’affirme dans Le Radical absolu, pamphlet qu’il signe RP Rouet (un clin d’œil à Voltaire, de son vrai nom Arouet) et qui va faire grincer bien des dents à l’ «extrême-centre» de l’échiquier politique vaudois. «Les Vaudois aiment les pseudonymes quand il s’agit d’ironiser sur des manœuvres obscures» 3, a écrit Bertil Galland. En l’occurrence, le Révérend Père Rouet cherche à démontrer que plus le radical nuance son propos, plus il se rapproche de l’absolu. Pour avoir une chance d’être un «radical absolu», il faut – mais il ne suffit pas de – remplir une foultitude de conditions, parmi lesquelles: être un homme; peser 80 kg nu (minimum); n’avoir de rouge que le teint; être marié et père de 2,34 enfants; avoir de la terre aux semelles; vouloir moins d’Etat mais en avoir le sens; prononcer des discours susceptibles de plaire à chacun, simultanément (excellent) ou successivement (admissible); avoir les deux pieds (au moins) sur terre; être ennemi de l’idéologie, quelle que soit sa provenance de gauche; n’avoir aucune idée, sinon celle des autres, et encore, bien après l’avoir soi-même refusée pour ne l’avoir pas eue le premier; savoir qui c’est qui commande ici; être pour tout, mais sans excès; être contre tout, mais sans excès; être bien au contraire de rien, mais avec modération; suivre le cursus politique que voilà: conseiller communal / général, municipal, conseiller national; syndic, député, préfet; conseiller d’État, conseiller fédéral; être pour la propriété privée, dans les limites de la Constitution et de la loi; être pour la Constitution et la loi, dans les limites de la propriété privée; être pour la loi, dans les limites de la Constitution et de la propriété privée; être pour la liberté du commerce et de l’industrie; être de commerce agréable et d’industrie non polluante; prendre en compte les intérêts des vrais travailleurs, vraies femmes, vrais écologistes, vrais objecteurs, vrais parents, vrais élèves, vrais etc.; n’avoir pas attendu la gauche pour mettre sur pied nos institutions sociales, les écologistes pour se préoccuper de la santé des forêts, les pacifistes pour offrir le choix d’un service non armé, les libéraux pour promouvoir une économie dynamique, Franz Weber pour conserver à Lavaux son harmonie, la Ligue vaudoise pour pratiquer un fédéralisme actif, les communes pour se préoccuper de leur autonomie, etc.

Dans la foulée de son Radical absolu, il lance un Guide de l’érecteur [sic] érigé en « Cours pratique d’instructions civiques » 4.

Sous le nom de Jean Le Ruf, il collabore avec Jean Le Roy à Fin de bail5, un recueil de «bons mots, revues de presse, extraits et ragots de la législature 1990-1994 du Grand Conseil vaudois» rédigé par les députés Gérald Bovay (socialiste) et Eric Rochat (libéral) et préfacé par Jean Fattebert (UDC), alors président du Grand Conseil.

«Jean Rüf est ce que, dans le métier, on a coutume d’appeler «une plume», il n’est pas homme à écrire vite: il cisèle. Chez lui, aucun mot n’est innocent, chaque verbe est lourd de sens. Il faut le lire lentement» 6, écrit Gian Pozzy lorsque son collègue quitte 24 heures. «Une des plus fines écritures journalistiques de Suisse romande, un humoriste vrai et un zazou de la meilleure espèce», confirmera Gilbert Salem, pas rancunier pour un sou.

Début 1995, au bénéfice d’un contrat de droit privé, Jean Rüf travaille temporairement pour l’Etat de Vaud. Il s’occupe de la communication d’Orchidée II, le fameux plan d’économies dans l’administration et l’ordre judiciaire. A la hâte, sans les forces de travail nécessaires, il rédige La Serre aux Orchidées, mensuel de quatre pages tiré à quelque 15’000 exemplaires, qui ne connaîtra que deux numéros. Le premier suscite une édition pirate concoctée par des adversaires du projet, cependant que le POP lance sa propre mouture, Lacère ô z’Orchidée. «Jean Rüf a été embringué dans un programme impossible», décrète le popiste Josef Zisyadis.

Il quitte alors l’Etat de Vaud et se retire progressivement du journalisme pour se consacrer notamment à la traduction. Il rédige encore une chronique politique bimensuelle, puis mensuelle pour 24 heures, de savoureux billets humoristique hebdomadaires pour Femina («Bien ou mâle», «Le MHL, ou Mouvement de Libération de l’Homme»), des critiques de livres qui n’ont jamais existé (avec la reproduction d’une page de couverture fictive) pour La Distinction, ainsi qu’une «Chronique lausannoise» sur la vie de la capitale vaudoise au cours de l’année écoulée pour la revue Mémoire vive (1992-2000).

On lui doit en outre un superbe Pays de Vaud : entre vignes et coteaux7. Cet ouvrage, préfacé par Émile Gardaz, est enrichi de dessins, aquarelles et huiles de plusieurs artistes vaudois. Chaque district fait l’objet d’une présentation succincte par son préfet.

Domicilié à Saint-Légier, Jean Rüf y a été conseiller communal au tournant du siècle; il siégeait au sein du groupe socialiste. Il est décédé des suites d’une longue maladie à Mottex, clinique de l’Hôpital Riviera-Chablais située sur la commune voisine de Blonay.

Nous conserverons le souvenir de cet esprit libre qui a fait honneur à sa profession.

Notes

1  Centre de recherches périphériscopiques (CRP), 1984.

2  Fait rare, le couple a donné naissance à trois futurs journalistes: Isabelle, qui travaillera à L’Hebdo, à «Espace 2» puis au Temps, Jean, puis Antoine, qui débutera comme son frère à la Feuille d’Avis de Vevey pour collaborer ensuite à La Liberté.

3  Bertil Galland, 24 heures, 2 octobre 1984.

4  CRP, 1986.

5  Cabédita, 1994.

6  Gian Pozzy, 24 heures, 24-26 décembre 1994.

7  Slatkine, 2003.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: