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«El Camino», la convaincante inutilité

Simon Laufer
La Nation n° 2163 4 décembre 2020

C’est devant le pot de confiture à la fraise, les capacités cognitives au ralenti, les cheveux hirsutes, la tête lourde et le pull à l’envers que je m’en rendis compte. Le toaster qui se trouvait juste à côté de moi venait de faire bondir les deux tranches de pain pour me signaler qu’elles n’attendaient plus que leur serviteur. Je ne peux m’empêcher de saliver à l’odeur de la mie précédant le désormais habituel «cling» matinal. Je règle toujours le toaster sur «presque 3, mais pas tout à fait». La mie est suffisamment croustillante à la surface et juste assez tendre en son cœur, parfumant ainsi toute la pièce. Cependant ce matin-là, rien. La mie ne se faisait pas désirer. Bien au contraire, le «cling» me fit sursauter. Presque un peu déçu par ce maussade début de journée, je me contentai de prendre les deux tranches avant de me rasseoir et d’entamer mon pot de confiture préférée. Là, rien non plus. La confiture semblait insipide. Réalisant ce qui se passait, je bondis en direction du réfrigérateur pour trouver, au fond à gauche de l’avant dernier étage, le témoin qui allait mettre fin à mes doutes. Le vacherin ne dégageant lui non plus aucune odeur, le verdict était tombé sans même devoir me faire tester.

Il n’y a rien de positif à être positif. On s’ennuie très vite, tout a mauvais goût, il fait encore plus mauvais temps et le temps a le mauvais goût de ralentir. Rien ne va, bref on devient vite paranoïaque. Pour me changer les idées, je me suis tourné vers «El Camino», le chapitre posthume de la série à succès «Breaking Bad», sorti en 2019. Vince Gilligan, le réalisateur, avait réussi l’exploit de conclure sa série sans faux-pas. Une fin jouissive qui bouclait savoureusement tous les éléments scénaristiques développés au cours de son histoire. «El Camino» n’était ainsi ni nécessaire, ni demandé et ne pouvait se permettre de décevoir. Pire, à l’annonce du film le sequel «Better Call Saul» plaçait la barre aussi haut que son prédécesseur en étant unanimement salué. Parler de terrain miné tenait de l’euphémisme.

Les tenants et aboutissants de «El Camino» étant intimement liés à la fin de «Breaking bad», je ne m’éterniserai pas sur ces points, il suffit de retenir que la série se terminait sur une question ouverte, à laquelle le film s’empresse de répondre. Simple, efficace, dommage. Néanmoins, ce chapitre posthume ne pouvait porter sur autre chose. Si le choix de la trame narrative est un peu décevant, l’exécution est, elle, presque irréprochable. Construction du récit, musique, plan, développement des intrigues, acteurs. Tout est bon, très bon. A ma surprise, il s’agit en réalité plus d’un très long épisode que d’un film à proprement parler. Sa structure et la manière de s’intégrer dans un univers cinématographique le rapproche plus du petit écran. Si le film peine peut-être à trouver suffisamment de matière pour évoluer, il boucle excellemment les intrigues qu’il entame et convainc dans sa manière de faire écho aux événements relevant de la série originale.

Au final, «El Camino» m’a plu. Il n’est pas nécessaire de le regarder pour apprécier le matériel de base, mais le film apporte son lot de précisions savoureuses sur certains personnages. Si l’œuvre est le produit direct d’un système qui ne me plaît pas (film coproduit par Netflix, uniquement visionnable sur la dite plateforme, dont le fond passe après son capital sympathie), Vince Gilligan aura tout de même réussi à me faire oublier, le temps d’une soirée, que tout a mauvais goût, qu’il fait encore plus mauvais temps et que le temps a le mauvais goût de ralentir.

Tout juste requinqué, c’est avec d’autant plus de force que la pensée des neuf prochains jours d’isolement me fait retomber. Déjà démoralisé, j’ouvre à nouveau mon ordinateur pour écrire quelques lignes sur une œuvre inutile mais convaincante.

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