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Du ressentiment

Jacques Perrin
La Nation n° 2169 26 février 2021

Naguère, les jeunes des quartiers grommelaient leur détestation de la France: On a la haine. Avoir la haine, cette expression fut à la mode. Les haters sur le net la remettent au goût du jour.

En un langage précis, cette haine fourre-tout se dit ressentiment. Les plus grands esprits l’ont méditée: Dostoïevski, Nietzsche et le philosophe allemand Max Scheler (dans L’homme du ressentiment, 1913).

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste française, s’est attelée à son tour à la tâche dans un livre intitulé Ci-gît l’amer, certes touffu et longuet, mais perspicace et riche en enseignements psychologiques et politiques.

L’auteur étudie le ressentiment individuel et le ressentiment collectif.

En 2005, elle a effleuré ce thème dans Pathologies de la démocratie, paru au Livre de poche.

Sorte d’amertume profonde, le ressentiment déborde les capacités d’assimilation du sujet atteint. C’est une réaction affective qui se répète et s’amplifie dans un environnement que le rancunier juge hostile.

Le ressentiment apparaît dès que je me compare à autrui et me constitue par rapport à lui. Il s’apparente à l’envie quand il porte sur ce que l’autre a et que je n’ai pas, ou, plus grave, à la jalousie, quand je ressens l’autre comme un reproche vivant à ce que je suis. L’autre est plus fort, plus intelligent, plus beau, plus aimé que moi.

L’homme du ressentiment s’éprouve comme un être injustement rabaissé. Il exige réparation; il veut se venger de celui qui l’offense par sa simple présence, mais il n’en a pas les moyens. La vengeance est remise à plus tard de sorte qu’une rancœur croissante empoisonne l’âme du velléitaire. Son discernement est diminué; souvent l’hostilité n’émane d’autrui que dans son imagination paranoïaque. Il subit la mésestime de soi sans pouvoir l’affronter. Autrui est forcément coupable de son humiliation répétée et imméritée. Autrui doit payer. L’homme du ressentiment ne sait pas admirer. Pour échapper à l’aigreur, le rancunier nie la valeur de l’autre. Plus subtilement, il renverse les critères d’évaluation. La bonté, la beauté et l’intelligence s’incarnent en lui, sa méchanceté est justice, sa laideur beauté, sa bêtise intelligence. Les autres sont des imposteurs qui le jugent selon des critères inadéquats; ce sont eux les méchants, de toute éternité.

A la fois passif et agressif, l’aigri grogne en lui-même, se plaint, vomit des injures. Il s’invente des ennemis non pour lutter contre eux, mais pour leur cracher au visage sans prendre de risque, en gardant l’anonymat. Les réseaux sociaux sont une aubaine pour lui. Il y épanche le venin qui menace de l’empoisonner.

L’homme du ressentiment est difficile à soigner. L’amertume (ci-gît l’amer) et la difficulté de vivre sont notre lot commun: naître, c’est manquer. Avant notre naissance, dans le ventre maternel, il semble que nous jouissions d’un bonheur parfait, mais il faut sortir. Après notre naissance, notre faiblesse et notre dépendance à la mère sont extrêmes et durables. La mère fait tout pour que nous survivions; puis vient le moment où il faut se séparer d’elle (ci-gît la mère), avec l’aide du père. Nous ne supportons pas toujours cette séparation, plongés dans une amertume tournant en haine de soi, puis en ressentiment dans lequel nous trouvons une jouissance paradoxale. Il nous est plus avantageux d’accuser le monde entier de notre mal-être que de risquer l’effondrement psychique en acceptant une part de responsabilité.

Le ressentiment est un rempart immonde contre notre propre dépression, une excroissance toxique de la souffrance sérieuse et profonde.

Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux définit le ressentiment comme trouble oppositionnel avec provocation. Le «ressentimentiste», adolescent prolongé, prétend avoir tout essayé pour s’en sortir, mais rien n’a marché. Il ne propose aucune solution et s’en prend à son psychanalyste. Son attention est troublée; il est parfois hyperactif, mais sans but. L’attention exige l’assentiment au réel, et comme le rancuneux a une aversion pour toute chose, il ne peut fixer son attention. Il ne s’ouvre à rien alors que des projets neufs pourraient le sauver. Il n’aime personne et ne respecte rien, mais exige d’être aimé et respecté. Ne prenant aucun risque, il ne s’embarque ni ne s’aventure sur une mer inconnue (ci-gît la mer). L’aigri ne veut pas d’un bonheur qui serait effort sur soi. Il le commande ou le télécommande comme un dû. L’homme du ressentiment est le client rêvé de ceux qui offrent du divertissement consommable jusqu’à l’addiction.

Se délectant de la pulsion de mort contre laquelle toute civilisation lutte, il préférerait anéantir l’humanité coupable du malaise qui le ronge avant de s’éliminer lui-même. C’est un nihiliste.

Selon Cynthia Fleury, le ressentiment est l’objet premier de la cure analytique. Le patient ne peut refaire le chemin en arrière pour redevenir fœtus. Il ne peut être réparé. S’il veut guérir, il doit prendre goût à l’amertume première et s’atteler à une activité créatrice, oublier le passé pour s’ouvrir à un avenir même précaire, marqué par la finitude. Pour bien des «ressentimistes», c’est mission impossible. Le traitement échoue. L’homme du ressentiment n’oublie jamais rien et ce qu’il garde en mémoire est faussé. Il répand son fiel sur des objets faux qu’il renouvelle sans cesse.

Il arrive que de nombreux individus aigris forment une masse qui se donne soudain un chef. Le ressentiment devient collectif et se transforme en un explosif politique fort dangereux. Nous examinerons ce phénomène dans un prochain article.

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