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Immoralité, amoralité, moralisme

Jacques Perrin
La Nation n° 2172 9 avril 2021

Un paradoxe de notre temps retient notre attention: la prétention de s’élever au-dessus de la morale, fondée sur une compréhension approximative du philosophe Nietzsche (par-delà le bien et le mal…), coexiste avec la profusion d’injonctions moralisatrices.

L’écrivain Philippe Sollers dit par exemple: On a essayé de m’inculquer le sentiment de culpabilité dès l’enfance, mais je connais le film. Non, merci : ni remords, ni erreurs. Assez de « moraline ». Je ne suis pas dans la morale, et je ne l’ai jamais été.

La morale est comme une drogue, un poison dont il faut se défendre, la moraline.

De l’autre côté, toutes sortes de minorités, soi-disant victimes, nous enjoignent à longueur de temps d’adopter les bonnes pratiques et d’éviter un vocabulaire inapproprié.

L’amoralité s’oppose à la volonté de faire régner un ordre moral nouveau.

Les mœurs sont l’ensemble des façons de vivre habituelles à un groupe humain donné, à une époque donnée. On peut les décrire et en faire l’histoire. Elles comportent des règles de vie, des modèles de conduite plus ou moins imposés par une société à ses membres. Aucun groupe n’existe et ne survit sans mœurs.

La morale est l’ensemble des règles concernant les actions permises et défendues, qu’elles soient ou non confirmées par le droit. Ce sont parfois des règles reconnues comme universellement valables, et la science qui fonde ces normes s’appelle aussi morale (du latin mores, les mœurs) ou éthique (du grec to éthos, l’habitude, l’usage, la coutume).

La science morale commence par étudier les mœurs qui signalent la nature sociale de l’homme. Les hommes vivent et survivent en groupes, comme les animaux, lesquels sont aussi pourvus de mœurs.

L’immoralité consiste à se comporter d’une façon contraire aux prescriptions admises et fixées dans telle ou telle société.

Quant à l’être amoral, il se prétend indifférent aux notions de bien et de mal. Il agit sans se référer à celles-ci. Laissant son instinct vital se déployer, il fait ce qui lui plaît; c’est tout. L’écrivain Roger Vailland, parlant dans Drôle de jeu d’un résistant mercenaire, le décrit comme un être foncièrement amoral ou plutôt très naturellement persuadé que ce qu’il fait est bien parce que c’est lui qui le fait.

Il n’est pas toujours facile de distinguer l’amoralité de l’immoralité. Un être amoral enfreint, parfois sans s’en rendre compte, les règles de la morale admise, il est donc immoral, mais n’attache aucune importance à cette infraction, ne se sentant ni honteux ni coupable. L’amoralité peut se comprendre comme une absence de culpabilité. Des choses mauvaises se sont produites, des personnes ont été maltraitées, mais comme le dit Valmont dans les Liaisons dangereuses, « ce n’est pas ma faute ».

L’amoralité est courante chez les esthètes pour lesquels l’opposition du laid et du beau prend le pas sur celle du mal et du bien, voire sur celle du faux et du vrai. Les ennemis de Socrate se moquent de sa laideur, au lieu de lui reprocher sa méchanceté ou de déplorer la fausseté de sa philosophie.

Comme l’homme, être social, est solidaire d’un groupe dont la vie se règle sur ce qui se fait et ne se fait pas, autrement dit sur la moralité et l’immoralité, une personne amorale ne peut que vivre hors du monde. L’état de nature des philosophes du XVIIIe siècle comprend des êtres amoraux, puisqu’ils vivent on ne sait trop comment, séparés les uns des autres, mais cet état de nature est une fiction. On a tenu certains personnages historiques pour amoraux: César Borgia, Henri VIII d’Angleterre, Nietzsche, Sade. Ceux-ci ont été le plus souvent immoraux. Nietzsche se disait le premier des immoralistes. Ils ont agi en opposition à la morale chrétienne. Or un gant retourné reste un gant. La morale aristocratique des seigneurs ou celle des gangs mafieux restent des morales. En outre, Nietzsche et Sade, tout amoraux ou immoraux qu’ils se soient proclamés, n’ont pas eu une vie personnelle affreuse. Sade, certes débauché d’envergure, l’était moins que les personnages de ses romans. Nietzsche respectait ses amis, sa mère, et même son affreuse sœur; son savoir-vivre et sa politesse étaient indiscutables.

Beaucoup de nos contemporains haïssent la morale qu’ils réduisent au moralisme bourgeois du XIXe siècle, à la répression du corps et de la sexualité. Aussi s’imaginent-ils amoraux, planant au-dessus de problèmes vils tels que la culpabilité et le péché. La morale n’exprime pour eux qu’un jeu de forces modifiable, les faits sociaux étant analogues à des faits physiques. Il leur faut juste être du bon côté de la force.

Les racisés, les décoloniaux, les islamo-gauchistes, les écolo-féministes ou les LGBT se croient amoraux, mais ils ne font que renverser la morale ancienne, en sombrant malgré eux dans un nouveau moralisme assorti d’interdictions, de sanctions et d’exclusions: il faut pratiquer le langage inclusif; une poétesse blanche n’a pas le droit de traduire les poèmes d’une Afro-américaine; rouler à l’essence ou manger de la viande est obscène, de même que refuser le mariage gay, offrir aux enfants des jouets genrés, négliger la parité hommes/femmes ou prier le Christ au lieu de soigner sa «spiritualité», etc.

Malgré ses apports pacificateurs, l’ancienne morale est rejetée; l’immoralité n’existe plus, la culpabilité et la honte étant stigmatisantes; l’objectivité prétendument scientifique et le souci des rapports de force justifient une prétendue amoralité.

Et le moralisme s’impose, plus hypocrite que jamais.

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