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Le christianisme en toile de fond

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2189 3 décembre 2021

Vivons-nous dans une société chrétienne? Il semble que oui. La rassurante consultation d’un atlas mondial le confirme: les frontières religieuses sont clairement dessinées et l’Europe fait partie du monde occidental chrétien. Voyons autour de nous: nos paysages sont tout imprégnés de christianisme: les églises marquent toujours (approximativement) le milieu du village; la cathédrale domine (plus vraiment) la capitale. Les cloches sonnent (encore) le dimanche. Dans les pays catholiques, croix et calvaires rappellent au passant que le Christ est mort pour lui. S’en soucie-t-il? Le calendrier, la toponymie, nos prénoms manifestent discrètement nos racines chrétiennes. Au cimetière, dans l’attente d’un monument définitif, croyants et incroyants sont indistinctement placés sous la protection d’une sobre croix de bois, avec leur nom écrit dessus, et la durée de leur passage sur Terre.

Il y a quelques jours, on donnait une exécution remarquable des Vêpres de Monteverdi à Saint-François: un sommet de la civilisation chrétienne. Seulement voilà, c’était un concert, certes magnifique, mais ce chef-d’œuvre est depuis longtemps déconnecté de son appropriation liturgique, tout comme les Cantates de Bach ou le Requiem de Mozart. On l’écoute avec la même vénération émotionnelle et esthétique que la Neuvième symphonie de Beethoven. Le mélomane a remplacé le fidèle. On ne va plus à vêpres, on va au concert. Et l’église est devenue une salle de concert.

«La foi chrétienne ne traverse plus les générations», titrait 24 heures le 10 novembre dernier. En 1910, 99% de la population suisse se déclarait catholique ou réformée. En 2019, la statistique donnait 57%. Il reste donc plus de la moitié de la population pour affirmer son appartenance au christianisme, et cela peut paraître considérable; mais ce chiffre ne correspond manifestement pas à la pratique religieuse, qui doit être tombée en dessous de 10%.

La laïcisation de la société entraîne de brûlantes interrogations quant au patrimoine immobilier de l’Eglise. Que faire des locaux inutilisés, trop vastes pour le nombre déclinant des fidèles, ou abritant des congrégations religieuses en voie d’extinction? Aujourd’hui, il apparaît clairement que l’architecture religieuse est la seule où on a vu trop grand: l’émission 15 minutes du 27 novembre (RTS 1) évoquait la réaffectation de plusieurs dizaines de lieux de culte, monastères, cures et autres maisons religieuses devenus une charge trop lourde pour l’Eglise ou pour l’Etat. Ce que les bolcheviques ont fait par la violence destructrice de leur athéisme militant est en train de se produire en douceur chez nous dans une quasi-indifférence.

La religion chrétienne n’oriente plus l’action de la majorité de nos contemporains. Dans le meilleur des cas, elle est considérée comme une simple opinion, respectable entre toutes, mais réservée à la sphère privée. Dans l’esprit de beaucoup de modernes, la foi est une insulte à la raison, une encombrante chimère surannée prédisposée au fanatisme. Il est prévisible qu’à l’avenir le christianisme soit à peine toléré dans nos contrées. Hors de notre continent, la religion chrétienne est devenue la plus persécutée au monde, privée de notre appui, victime de notre décadence.

Cet effondrement ne s’est pas produit soudainement. Si j’en juge à ma famille, je constate que la majorité de la génération de mes grands-parents, nés avant la Première Guerre mondiale, avait déjà cessé de pratiquer régulièrement sa foi. Mais tout le monde était baptisé, confirmé, marié et enterré à l’église. La religion était respectée (le blasphème faisait horreur), le clergé et les ministres du culte aussi, mais de loin. C’était un christianisme Potemkine, dans un joli décor qui servait aux grandes étapes de la vie humaine.

Sociologiquement, et contrairement au coloriage optimiste de l’atlas, la religion chrétienne est morte en Occident. Elle ne guide plus le comportement de la majorité des individus; elle a cessé d’inspirer les institutions qui lui manifestent une indifférence hautaine, voire une hostilité déclarée (l’Union européenne, par exemple). Un prélat africain, ancien archevêque de Conakry, le cardinal Robert Sarah s’en émeut: «L’Europe semble programmée pour s’autodétruire. […] Elle doute d’elle-même et a honte de son identité chrétienne. C’est ainsi qu’elle finit par attirer le mépris.» (Le Figaro, 2019) «Si la chrétienté disparaît dans sa culture, une autre culture va la remplacer. Ce sera une culture islamique, bouddhiste, tout ce qui envahit aujourd’hui l’Occident. Vous les recevez les bras ouverts, mais vous ne leur donnez pas votre richesse. Vous prenez la leur et je ne sais pas comment vous allez survivre.» (Boulevard Voltaire, 26 novembre 2021)

Alors, Dieu est mort? En religion, comme en politique, le désespoir est une sottise absolue. Voici deux exemples individuels qui montrent que Dieu a encore quelques tours dans son sac. Il y a deux ou trois ans, un écrivain athée et mondain au possible, Thibault de Montaigu, s’installe en hôte clandestin dans un monastère, en vue d’une enquête policière. Un soir, par curiosité et pour tromper l’ennui, il se décide à assister à l’office de complies. Foudroyé par la grâce (La Grâce est le titre de son livre témoignage), il retrouve instantanément la foi de ses ancêtres: «J’ai senti en moi un point, une minuscule fleur de lumière qui commençait à grandir.» Un pianiste juif étudie et interprète les Vingt Regards sur l’enfant Jésus de Messiaen. Il se convertit, renonce à sa carrière de concertiste, et devient prêtre catholique. L’enregistrement en concert des Vingt Regards par Jean-Rodolphe Kars est un grand moment de musique et un intense témoignage de foi.

La culture chrétienne, même réduite à l’état laïc, possède des ressources puissantes – par sa hauteur spirituelle, sa poésie, son pouvoir de consolation – pour trouver le chemin des cœurs et des âmes. Le monde enchanté des vitraux de la cathédrale de Chartres, la ferveur électrisante de la Messe en si de Bach, la douleur poignante des Trois Croix de Rembrandt, la profondeur tragique du Journal d’un curé de campagne de Bernanos disent ceci: le christianisme est vrai, Dieu est là-dedans. Et aussi dans les Vêpres de Monteverdi, l’autre soir, à Saint-François.

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